Archive pour décembre 2013

Nous sommes tous cancéreux

mardi 17 décembre 2013

Nous en avons désormais la certitude, tous les êtres multicellulaires animaux et végétaux sont porteurs de cancers. Lors du passage de l’unicellularité à la multicellularité, il y a grossièrement un milliard d’années, les cellules ont dû progressivement passer d’une  nature égoïste et ségrégationniste à un comportement coopératif pour optimiser leurs chances de survie au sein des organismes multicellulaires. Comme toujours, dans l’histoire de la vie, il a fallu « bricoler » un compromis entre individualisme et coopération, et comme tous les compromis, celui-ci est instable. Le coût d’une élimination complète des cellules égoïstes ou d’une éradication du comportement individualiste aurait été trop élevé et se serait fait au détriment d’autres processus vitaux. Les lois de l’évolution sont triviales et se résument à ces compromis pour un meilleur taux de survie et de reproduction, au plus faible coût énergétique.

Ainsi, ces cellules individualistes, donc cancéreuses, sont maîtrisées par les autres, faute d’avoir pu être éradiquées. Cet équilibre précaire se maintient le plus longtemps possible, et lorsqu’il est rompu, la tumeur cancéreuse, au sens clinique du terme, apparaît. Mais comme l’évolution ne cesse jamais, une nouvelle variabilité apparaît au sein de la tumeur, entraînant de nouvelles compétitions et de nouveaux compromis. La tumeur peut ainsi subsister longtemps jusqu’à une prochaine rupture d’équilibre. Chaque nouveau compromis a un coût énergétique conduisant à l’amoindrissement d’autres fonctions vitales de l’organisme qui sera, par exemple, une proie plus facile pour les prédateurs. Chez les êtres humains, sans prédateurs, cet affaiblissement viendra, ni plus, ni moins, s’ajouter aux autres décadences de l’organisme vieillissant.

De la naissance à la mort, chaque être humain est donc porteur de cellules cancéreuses avec lesquelles il négocie incessamment, de la même façon qu’avec des parasites de son environnement.

Les progrès fulgurants de l’imagerie, de l’anatomie cellulaire et de la biologie moléculaire nous laissent penser que dans quelques années, la biomédecine sera capable de détecter les cancers d’un ordre de grandeur cellulaire.

La terminologie du cancer va donc devoir affronter un énorme dilemme. Car si nous maintenons la définition actuelle basée exclusivement sur des critères d’anatomie cellulaire au niveau d’un nombre restreint de cellules, tous les êtres humains seront déclarés cancéreux…

Nous devrons impérativement décider ce qu’est un cancer. Il faudra trouver autant de mots différents et adéquats pour nommer un cancer clinique, médical, bénin, dangereux, silencieux, rapide, mortel, chronique, unicellulaire, pauci-cellulaire, mixte, etc.

La médecine ne peut, à la fois, accepter sans discernement toutes les technologies de dépistage, faire l’économie d’une réflexion épistémologique, négliger la biologie évolutionniste et repousser indéfiniment sa réforme sémantique du cancer.

Références

Éthique décalée : la FDA interdit la vente d’un test génétique

mardi 10 décembre 2013

En 2007, la société « 23andMe » commercialisait un test salivaire permettant d’établir une carte génomique personnelle pour 399 $. Nous avions alors dénoncé (réf) cette proposition qui prétendait évaluer le risque individuel pour les maladies les plus redoutables. La publicité alléchait le chaland en proposant de déterminer aussi la proximité génétique avec des célébrités ou avec une communauté ethnique ou socioculturelle. Devant de telles grossièretés, on peut s’étonner que la FDA n’ait pas réagi immédiatement en interdisant un tel commerce. D’autant plus qu’à l’époque, la recherche n’avait pas les moyens d’attribuer des interprétations solides à la plupart des polymorphismes nucléotidiques détectés sur les génomes.

Comme on pouvait s’y attendre, de nombreux diagnostics erronés ont été posés, ainsi que des prédictions fantaisistes dont on ne pourra jamais évaluer les prolongements psychologiques… D’aucuns diront qu’il faut déjà un profil psychologique particulier pour acheter de tels tests, et c’est certainement sur la connaissance de cette faiblesse humaine que le business plan de l’entreprise avait été élaboré.

Avec des clients de plus en plus nombreux, le prix du test a baissé à 99$ ; l’entreprise a fait fortune et prétend désormais pouvoir analyser jusqu’à 600 000 nucléotides ! Quel chercheur ne peut être pantois devant un si colossal travail de décryptage assuré par une seule entreprise commerciale ! Cela dans le mépris des incessantes découvertes en épigénétique qui relativisent toutes les prédictions cliniques issues des polymorphismes nucléotidiques.

Après de nombreux avertissements sans suite, la FDA vient de réagir en interdisant enfin la vente de ce test.

Ne rêvons pas… D’autres entreprises verront le jour, qui mêleront le sérieux de la recherche aux fantaisies du commerce. Google vient d’annoncer qu’il se lançait dans de grands investissements pour étudier la vieillesse et la longévité. Depuis deux-mille ans, la vie éternelle a toujours beaucoup rapporté à ceux qui en ont fait la promesse. Le business plan doit être très prometteur…

Notre vieille Europe semble être plus prudente. Certes il y a bien des sociétés européennes qui proposent de tels tests génétiques sur internet, mais nos eurodéputés ont adopté des résolutions pour encadrer ce type de commerce et les ont fait inscrire récemment dans les lois de bioéthique en raison d’un risque – je cite – de « conséquences dramatiques ».

L’éthique conséquentialiste consiste à poser les questions éthiques sur les conséquences d’une action AVANT de la mettre en place et avant même de réaliser des études permettant de l’évaluer.

L’Europe n’a pas encore compris qu’il faut faire de l’éthique conséquentialiste APRÈS ; ceci permet de sauver l’honneur sans perdre de gros marchés ! La FDA l’a compris !

Références

Agneaux de l’agnotologie

lundi 2 décembre 2013

Le danger des additifs au plomb dans l’essence a été découvert dans les années 1930 et l’essence au plomb a été définitivement interdite en 2000. Le rôle cancérogène de l’amiante a été démontré dans les années 1930 et il a fallu attendre les années 1990 pour que les premières lois d’interdiction entrent en vigueur. La responsabilité du tabac dans le cancer du poumon a été mise en évidence par l’étude de Doll et Hill et 1950 et les premières lois effectives contre le tabac sont apparues plus de trente ans plus tard. Les effets néfastes d’un excès de consommation de sucre étaient évidents au début du XX° siècle et les premières alarmes ont été déclenchées dans les années 1960.

Ces exemples, parmi les plus connus, font apparaître un délai incompressible de 30 à 60 ans entre la preuve d’une nocivité et les premières législations destinées à la réduire. La durée de ce délai est liée à la puissance des lobbies et à leur expertise en « agnotologie ». Ce néologisme de Proctor désigne la « science » consistant à produire du doute et de la méconnaissance, son principe simple repose sur une cascade d’amalgames : toute étude étant toujours critiquable, la critique devient équivalente à une absence de preuve, et l’absence de preuve est alors assimilée à une absence de nuisance. Les médias grand public en sont l’amplificateur naturel, puisque leur vitalité provient de la polémique et de la pluralité des  paroles.

En constatant la grande différence entre les deux premiers et les deux derniers exemples précédents, nous pouvons mieux comprendre pourquoi l’agnotologie fonctionne si bien. Le plomb et l’amiante ont disparu, alors que les consommations de tabac et de sucre ont régulièrement augmenté. Le citoyen serait-il plus perméable à l’agnotologie que le législateur ? Le législateur serait-il plus concerné par la santé publique que le citoyen ne l’est par sa santé individuelle ? Les deux sont possibles…

Mais l’essentiel de l’explication se trouve ailleurs : un danger est toujours évalué comme supérieur s’il provient d’autrui, alors que les nuisances paraissent moindres lorsqu’on pense les assumer soi-même. Chacun est optimiste sur sa capacité individuelle à échapper à un risque déterminé par le calcul statistique. La forte mortalité routière hante peu le conducteur lorsqu’il est à son volant. Le fumeur connaît les dangers de la cigarette, mais il est convaincu qu’il échappera à la statistique morbide du tabac.

Enfin, la relation à la statistique est inversée lorsqu’il s’agit d’un bénéfice possible, et non plus d’un risque. Même si des études confirment le peu d’intérêt d’un régime, d’un médicament, d’un dépistage ou de quelque action sanitaire, chacun pense être inclus dans le bon pourcentage, même si ce dernier est ridiculement faible.

Certains regretteront que cette réalité humaine permette des excès comme le marketing ignoble du tabac sur les adolescents ou certains lobbysmes maffieux, mais il faut aussi se réjouir de cet optimisme robuste, propre à notre espèce.