Archive pour mars 2010

Vingt millions de douleurs

mardi 30 mars 2010

La fondation APICIL, dans l’un de ses derniers numéros (N°3, Oct 2009) met en exergue un chiffre communiqué par la Société française d’évaluation et de traitement de la douleur. Vingt millions de personnes en France souffrent d’une douleur chronique. Soit un Français sur trois.

Tout chiffre émanant d’une société savante mérite le respect. Surpassons notre timidité naturelle devant les savants, laissons s’écouler la minute obligatoire de silence devant les chiffres et libérons notre arbitre captif pour en faire un libre-arbitre.

Après une enquête rapide auprès de mes proches : voisins, amis, famille, confrères, j’en trouvai grossièrement un sur dix souffrant de douleur chronique. Mon échantillon était certainement mauvais, car la différence entre 1 ou sur 10  et 1 sur 3 est monstrueuse. Je demandai alors à quelques confrères et amis de faire de même… Les résultats varièrent de zéro sur 10, pour les plus optimistes de ces apprentis algologues, à 2 sur 10, pour les plus pessimistes.

Je ne doute pas que j’appartiens à une catégorie très privilégiée de la population, mais il y a, malgré tout, dans l’entourage de mon entourage, une particularité statistique qui mérite une étude approfondie.

Peut-être découvrira-t-on qu’il existe des personnes souffrant de douleurs chroniques et qui l’ignorent totalement lorsqu’elles ne sont pas interrogées par un expert assureur ou algologue ?

Une douleur ignorée, donc inconsciente – au sens littéral de « absente de la conscience » – est une excellente chose pour celui qui en est porteur !

Cela me rappelle l’époque de la psychanalyse pure et dure, le problème n’était pas l’étiologie précise de votre mal, ni son pronostic, avec ou sans traitement, les seules choses vraiment importantes étaient d’aimer votre thérapeute et d’adhérer pleinement à sa thèse sur l’origine et la nature de votre souffrance.

            Dépêchez-vous d’adhérer à une mutuelle de santé pour ne pas avoir à assumer le risque d’être porteur d’une douleur dont vous ignoreriez jusqu’à l’existence !

Survie après diagnostic de cancer

vendredi 26 mars 2010

Lorsque l’on parle de taux de survie en cancérologie, c’est une erreur de mélanger les cancers cliniques ou diagnostiqués avec les cancers précliniques ou dépistés. Ces deux types de cancers n’ont rien de commun pour au moins une raison majeure, c’est que personne ne peut, aujourd’hui, connaître le devenir clinique des cancers dépistés ou précliniques. Il est fort probable que certains deviendront cliniques, métastatiques ou mortels, et il est tout aussi probable que d’autres ne deviendront jamais cliniques, ni, a fortiori, métastatiques ou mortels. Cette inconnue clinique transforme en erreur grossière le fait de les prendre en bloc comme objet statistique.

Une première évidence de cette erreur conceptuelle apparait bien dans les chiffres de survie cités. Les meilleurs survies sont celles des cancers généralement dépistés (sein, prostate) et les moins bonnes, celles des cancers diagnostiqués (foie, poumon, pancréas). Prendre cette assertion pour preuve du contraire en disant que leur survie a été meilleure, car ils ont été dépistés, ne relèverait plus seulement de l’erreur statistique, mais d’un amalgame entre médecine (rigoureuse) basée sur les preuves et médecine (approximative) basée sur un principe de précaution fort mal étayé. Nous avons déjà la certitude que de nombreux cancers de la prostate ne deviennent jamais cliniques, et il en très probablement de même pour le sein. Si nous arrivons un jour à dépister chacune des cellules cancéreuses de l’organisme, la survie à cinq ans de tous les cancers sera certainement de 100% !

Entretenir cette confusion comporte un risque sanitaire de contre-productivité, en débridant le soin et le dépistage de masse aux dépens d’une recherche fondamentale sur la potentialité clinique des cellules cancéreuses et le dépistage très individualisé

En médecine, le principe de précaution est tout à fait respectable, même s’il s’appuie parfois abusivement sur le marché de l’angoisse, cependant, il doit se maintenir à sa place de principe de précaution sans prétendre à une vérité épidémiologique.

Le retour du pathognomonique

mercredi 24 mars 2010

Quand nous étions étudiant ou jeune médecin, les signes pathognomoniques étaient un régal. Ces signes, caractéristiques d’une maladie et suffisants pour confirmer un diagnostic, étaient malheureusement bien trop rares pour nous soulager dans le fatras des symptômes biaisés par des patients pusillanimes ou simulateurs.

Du rarissime Koplik aux savantes tumeurs péri-unguéales de Koenen, en passant par le Babinski, le Lhermitte, l’épaulette, le Lasègue, le tiroir du genou ou le ressaut de hanche, nous les connaissions par cœur. Mais pourquoi donc toutes les maladies n’avaient-elles pas leur signe pathognomonique ?

Et puis, avec le temps, l’expérience venant remplacer la théorie, ces signes se perdaient dans la complexité de l’art clinique et prenaient leur place dérisoire dans la variabilité des individus…

Non, décidément, rien n’est jamais simple en médecine…

Mais voilà que ces signes reviennent en force. Les marchands de diagnostic biologiques en kit ont su profiter de notre léthargie de cliniciens qu’ils ont largement contribué à créer. Bientôt l’insuffisance cardiaque se résumera au BNP, le cancer de la prostate au PSA, le cancer du sein à une micro-calcification, l’embolie pulmonaire à des D-dimères, l’infarctus à une troponine. Pourquoi se fatiguer à immiscer notre index dans un rectum, à palper des ganglions, à ausculter un cœur, à interroger une douleur ou à vérifier le godet d’un œdème puisque les chiffres ont définitivement inhibé l’élan du verbe et du toucher ?

En plus de leur apparente rigueur, ces chiffres plaisent à tout le monde : les marchands qui voient ainsi les diagnostics se multiplier, les patients qui sont obnubilés par leur force mathématique et enfin, les médecins qui, pour le même tarif, peuvent remplacer une démarche clinique longue, fastidieuse et aléatoire par une signature au bas d’une prescription dont personne n’osera contester le résultat chiffré.

Mais à quoi peut servir ma diatribe nostalgique et larmoyante si ces nouveaux chiffres pathognomoniques peuvent encore faire le bonheur des jeunes médecins ? Hélas, rien n’est moins certain.

Les chiffres sont crachés par des machines, les scanners sont lus en Inde, les anatomopathologistes vivent en Tunisie. Non seulement le clinicien ne regarde plus son patient, mais il ne connaît plus son para-clinicien et ne parle plus sa langue. Ces nouveaux signes pathognomoniques sont les meilleurs médiateurs d’une télémédecine qui peut désormais se passer du clinicien. Une plateforme basée au Maroc suffira à guider le patient vers son diagnostic en tapant sur les bonnes touches du téléphone. Le patient à l’habitude, il a déjà perdu, un à un, tous ses interlocuteurs privilégiés.

Le signe pathognomonique ne sert plus au bonheur du médecin, mais à son éradication.