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Revenir à la preuve clinique des médicaments

mardi 10 février 2015

Jusqu’aux années 1920, tous les médicaments efficaces étaient hérités de l’empirisme de générations de soignants. Les effets de la quinine sur les fièvres, de l’argile et du charbon sur les diarrhées ou de la belladone sur les douleurs abdominales étaient admis par tous les médecins.

Le premier médicament résultant de la connaissance physiopathologique d’une maladie fut l’insuline en 1921. Puis jusqu’aux années 1960, cette connaissance a produit les vitamines, les hormones, les antibiotiques et bien d’autres, avec un excellent niveau de preuve à court terme.

L’intérêt croissant pour des pathologies cardio-vasculaires, psychiatriques, métaboliques, neurodégénératives ou tumorales a changé la temporalité de la preuve. Il fallait désormais prouver l’action à long terme, par exemple, d’un anticoagulant sur le risque d’accident vasculaire. D’où la nécessité d’utiliser les statistiques pour passer d’une preuve individuelle, désormais impossible, à une preuve populationnelle. Ce qui nécessita des essais cliniques longs et coûteux avec de gros risques de biais et de falsifications.

Puis la compréhension des maladies progressant jusqu’au niveau moléculaire, on essaya de synthétiser des médicaments à partir de ces savoirs précis. Les premiers issus directement de l’analyse moléculaire furent les bétabloquants dans les années 1970. Mais cela ne suffisait pas à connaître leur action clinique. Ces médicaments destinés initialement à l’angor furent d’abord contre-indiqués dans l’hypertension et l’insuffisance cardiaque avant d’être indiqués dans les deux, suite aux preuves statistiques.

L’empirisme avait disparu pour laisser sa place à deux niveaux de preuve, le niveau théorique et le niveau statistique.

Aujourd’hui, la complexité de l’analyse moléculaire dans des domaines comme la psychiatrie ou la cancérologie empêchent toute forme de réductionnisme. Un médicament peut avoir une base théorique brillante et être dépourvu de tout effet clinique.

D’extraordinaires découvertes moléculaires dans le développement des tumeurs donnent lieu à des autorisations de mise sur le marché de médicaments offrant des survies nulles ou dérisoires, de l’ordre de quelques semaines.

Nous comprenons que les patients et leur famille puissent croire à ces espoirs enrobés de théories qui les submergent, mais comment les agences du médicament peuvent-elles à ce point, oublier la preuve clinique ?

Si le prix de tels médicaments était basé sur leur succès clinique, il serait tout aussi dérisoire. Il est hélas basé sur leur enrobage théorique et commence à amputer sérieusement le budget de la solidarité nationale.

Doit-on oublier la preuve clinique pour encourager la recherche fondamentale ?

Duper les patients d’aujourd’hui pour mieux soigner ceux de demain pourrait être acceptable si ces derniers peuvent encore accéder aux soins.

Agneaux de l’agnotologie

lundi 2 décembre 2013

Le danger des additifs au plomb dans l’essence a été découvert dans les années 1930 et l’essence au plomb a été définitivement interdite en 2000. Le rôle cancérogène de l’amiante a été démontré dans les années 1930 et il a fallu attendre les années 1990 pour que les premières lois d’interdiction entrent en vigueur. La responsabilité du tabac dans le cancer du poumon a été mise en évidence par l’étude de Doll et Hill et 1950 et les premières lois effectives contre le tabac sont apparues plus de trente ans plus tard. Les effets néfastes d’un excès de consommation de sucre étaient évidents au début du XX° siècle et les premières alarmes ont été déclenchées dans les années 1960.

Ces exemples, parmi les plus connus, font apparaître un délai incompressible de 30 à 60 ans entre la preuve d’une nocivité et les premières législations destinées à la réduire. La durée de ce délai est liée à la puissance des lobbies et à leur expertise en « agnotologie ». Ce néologisme de Proctor désigne la « science » consistant à produire du doute et de la méconnaissance, son principe simple repose sur une cascade d’amalgames : toute étude étant toujours critiquable, la critique devient équivalente à une absence de preuve, et l’absence de preuve est alors assimilée à une absence de nuisance. Les médias grand public en sont l’amplificateur naturel, puisque leur vitalité provient de la polémique et de la pluralité des  paroles.

En constatant la grande différence entre les deux premiers et les deux derniers exemples précédents, nous pouvons mieux comprendre pourquoi l’agnotologie fonctionne si bien. Le plomb et l’amiante ont disparu, alors que les consommations de tabac et de sucre ont régulièrement augmenté. Le citoyen serait-il plus perméable à l’agnotologie que le législateur ? Le législateur serait-il plus concerné par la santé publique que le citoyen ne l’est par sa santé individuelle ? Les deux sont possibles…

Mais l’essentiel de l’explication se trouve ailleurs : un danger est toujours évalué comme supérieur s’il provient d’autrui, alors que les nuisances paraissent moindres lorsqu’on pense les assumer soi-même. Chacun est optimiste sur sa capacité individuelle à échapper à un risque déterminé par le calcul statistique. La forte mortalité routière hante peu le conducteur lorsqu’il est à son volant. Le fumeur connaît les dangers de la cigarette, mais il est convaincu qu’il échappera à la statistique morbide du tabac.

Enfin, la relation à la statistique est inversée lorsqu’il s’agit d’un bénéfice possible, et non plus d’un risque. Même si des études confirment le peu d’intérêt d’un régime, d’un médicament, d’un dépistage ou de quelque action sanitaire, chacun pense être inclus dans le bon pourcentage, même si ce dernier est ridiculement faible.

Certains regretteront que cette réalité humaine permette des excès comme le marketing ignoble du tabac sur les adolescents ou certains lobbysmes maffieux, mais il faut aussi se réjouir de cet optimisme robuste, propre à notre espèce.