Archive pour juin 2020

Santé, économie et démesure infectieuse

dimanche 21 juin 2020

Les relations entre santé publique et économie sont certainement le plus gros casse-tête politique. On pourrait dire de façon laconique que ce qui est bon pour la santé est mauvais pour l’économie et vice versa.

Le domaine le plus caricatural est celui de l’agro-alimentaire. Le sucre a créé la plus irréductible des addictions et il est à l’origine de la majorité des maladies chroniques et coûteuses. L’obésité, en augmentant vertigineusement l’incidence de la prématurité et de ses handicaps, a bouleversé la trajectoire évolutionniste de notre espèce.  Quel dirigeant risquerait d’amoindrir les filières tentaculaires du sucre ? Quel politique négligerait l’immédiateté du PIB au profit de l’avenir hypothétique des générations ?

Le rapport morbide entre automobile et sédentarité est du même ordre. Interdire l’automobile en ville mettrait en péril une industrie vitale pour notre économie. En cas de crise économique, on va jusqu’à offrir des primes pour l’achat d’un véhicule : souvenez-vous des pittoresques « jupettes » et « balladurettes ».  

La suppression du tabac mettrait en faillite la pneumologie et la cardiologie, ferait vaciller la cancérologie et anéantirait cette industrie pourvoyeuse de richesse et principal soutien de l’industrie cinématographique. Les taxes sur le tabac, destinées à limiter la consommation, ont une hypocrisie plus méritoire que les taxes sur l’essence. Par ailleurs le tabac et l’automobile sont des libertés individuelles difficiles à restreindre malgré le nombre des victimes innocentes (600 000 morts annuelles par tabagisme passif et 1,5 million par la pollution urbaine).

Les citoyens eux-mêmes considèrent ces morts collatérales comme moins dramatiques en raison de leur caractère différé, comparées aux morts immédiates des épidémies. Ceci est pourtant inexact, depuis que la mortalité des pics de pollution se mesure avec une précision quotidienne, surtout chez les enfants, et que la réanimation diffère les morts infectieuses des séniors.

En bref, les 2,5 millions de morts annuelles évitables sont liées à des impératifs économiques ou à des filières intouchables. Il est important de préciser que 40% de ces morts concernent des personnes de moins de 65 ans, contrairement aux épidémies virales dont 90% des morts surviennent après 65 ans.

Sans vouloir absoudre nos dirigeants, je comprends que devant la réalité inextricable des faits, ils ne parviennent plus à concilier les impératifs économiques et sanitaires.

Paradoxalement, malgré leur moindre mortalité, seules les épidémies virales offrent l’occasion politique de faire passer ostensiblement l’économie au second plan derrière la santé. Cela est possible en raison de la « démesure infectieuse » : nous continuons, envers et contre toute évidence, à percevoir les maladies infectieuses comme toujours plus redoutables et plus meurtrières que les autres. Une forme de vice anthropologique, classique et confortable, qui permet de se défausser sur un ennemi extérieur.

Références

Science brutalisée

lundi 15 juin 2020

L’empirisme est le premier niveau de la science. Observer des faits spontanés ou induits reste encore le principal pourvoyeur de vérités, mais aussi de croyances. La méthode expérimentale est un deuxième niveau consistant à isoler des facteurs et tester des hypothèses ; elle permet d’éliminer les croyances et de valider les faits.

Ces deux niveaux n’augurent pas de l’avenir. Ils ne disent pas « voilà ce qui se passera si… » ils disent simplement « voilà ce qui s’est passé en… ». Le troisième niveau est l’extrapolation, elle n’est possible que si les deux premiers niveaux sont assez solides. L’astronomie permet de prévoir les éclipses avec précision. Mendeleïev a prédit l’existence d’éléments inconnus. M Higgs a prédit le boson.

Dans les sciences du vivant, la multiplicité des paramètres permet rarement aux deux premiers niveaux d’atteindre la stabilité nécessaire aux extrapolations. Certes Darwin, découvrant une orchidée dont l’éperon avait 30cm de profondeur avait prédit l’existence d’un papillon dont la trompe aurait la même longueur. Mais il avait déjà compris que la « pollinisation serrure » entre insectes et orchidées repose sur peu de facteurs.

Les modélisations sont des extrapolations par voie mathématique. Dans les sciences sociales, biomédicales ou épidémiologiques, elles ne s’avèrent qu’une fois sur deux, car les facteurs sont souvent variables, parfois indiscernables et toujours innombrables. Les experts reconnaissent eux-mêmes que ces modélisations n’ont jamais dépassé la précision d’un jeu de pile ou face.

Pour étudier l’efficacité du confinement dans une épidémie, les deux premiers niveaux de la science se basent sur les faits. Prenons (par hasard) l’exemple du covid 19. Si l’on compare les 445 morts par million d’habitants en Suède (sans confinement) aux 432, 552 et 578 de France, Italie et Espagne (avec confinement rigoureux), on peut conclure que le confinement est inefficace. Mais si l’on compare ces 445 de Suède aux 48 de Norvège, le confinement apparaît très utile. Lorsque l’étude d’un facteur donne des résultats incohérents, cela signifie que son poids relatif est trop faible dans l’ensemble des paramètres : virulence, contagiosité, immunité croisée, tests, traitements, profil social et démographique et certainement beaucoup d’autres encore plus variables ou méconnus. Modéliser une épidémie est une tâche insurmontable.

Une uchronie est une réécriture de l’histoire en modifiant un fait passé. Que se serait-il passé si napoléon avait été vainqueur à Waterloo ? Que se serait-il passé si l’on n’avait pas dépisté ce cancer ? Toutes les réponses ne peuvent être que fictions dont le degré d’irréalisme est corrélé au nombre de facteurs.

Science brutaliséeModéliser des uchronies pour dire ce qui se serait passé sans confinement relève de la fantaisie. Enfin, publier de telles uchronies dans la revue Nature me conduit à dire que le (la) covid19 a malmené les citoyens, les politiques et l’économie, mais il a surtout brutalisé la science.

Référence

Mourir à domicile

mercredi 10 juin 2020

Nos enfants voient beaucoup de morts à la télévision, mais ils n’en voient plus dans le lit de leurs aïeux. Seuls 27% des Français meurent à la maison. Les autres meurent en EHPAD (13%), en clinique privée (8%), et surtout à l’hôpital public (52%). L’État est régulièrement lapidé, mais c’est à lui que l’on délègue l’intimité de la mort.

La prise en charge de la mort n’a jamais été une mission explicite de l’hôpital. Ces temples de la science biomédicale accueillent des agonies dont l’évidence ne nécessite aucune autre expertise que celle de la compassion. 20% de ces morts hospitalières ont lieu moins de 24 heures après l’admission, souvent dans le couloir des urgences. La durée moyenne de fin de vie à l’hôpital est d’un mois, dont moins de 20% en soins palliatifs. Le concept de palliatif est refusé, car il exhibe notre finitude. On préfère exposer les chromes de l’urgence : 25% des morts hospitalières et 35% des morts en CHU ont lieu dans un service de réanimation. Viroses respiratoires ou autres, 80% des maladies infectieuses meurent à l’hôpital. Nos grands progrès en ce domaine n’ont pas réussi à entamer la suprématie apocalyptique des maladies infectieuses. Le cancer suit de près avec 72% de morts à l’hôpital : ici inversement, malgré la médiocrité de ses progrès, la médecine a réussi à convaincre que l’on ne devait plus en mourir.

Pourtant, les enquêtes révèlent que la grande majorité de nos concitoyens ne souhaitent pas mourir à l’hôpital, (réponses possiblement biaisées par le fait qu’ils ne souhaitent pas mourir ailleurs non plus) ! Le plus pittoresque, si j’ose, est la gestion de cette mascarade imposée. Le nombre moyen de médicaments consommés en ces fins de vie est de 24. Un patient sur 6 en reçoit plus de 35 chaque jour ! Dont une grande partie n’a évidemment aucun intérêt pour augmenter la quantité/qualité de vie. Pire, les traitements hospitaliers sont souvent plus agressifs et moins compatibles avec une mort paisible. Le plus surprenant est que lors d’une hospitalisation imputée à un excès de médicaments, il arrive souvent que le patient ressorte avec une ordonnance plus chargée que celle de l’entrée. Tout se passe comme si l’hôpital, débordé par l’évolution de nos mentalités, n’avait plus de liberté cognitive.

La mort infectieuse étant devenue inacceptable à tout âge, les viroses saisonnières encombrent la réanimation respiratoire. Si les insuffisances rénales terminales devenaient inacceptables à leur tour, nous n’aurions jamais assez de lits de dialyse.

Voilà de belles polémiques en perspective, qui nous empêcheront de voir que les budgets se sont progressivement détournés vers la gestion de l’ingérable, en ayant négligé l’indispensable protection maternelle et infantile.

Le traitement optimal de nos aïeux est un subtil mélange de respect d’affection de palliatif et de compassion. Réservons les budgets à l’utérus et la petite enfance, car c’est là que se dessinent tous les risques qui empêchent d’atteindre de grands âges.

Références

Effet week-end

mercredi 3 juin 2020

L’urgence médicale est une notion relative, dépendante du patient, de l’observateur et de l’époque. L’élévation de notre niveau de santé en a augmenté les impératifs. Dans les années 1980, les SAMU en ont augmenté la visibilité, donc la consommation. Electroménager ou urgence vitale, rien ne peut échapper aux effets de la communication.

Les généralistes, modérateurs idéaux de l’inflation urgentiste, ont progressivement disparu du grand ballet des gyrophares. Les services d’urgence sont désormais sursaturés au point de mettre en péril le système et ses acteurs. Pour évaluer les effets de la fatigue, du manque de personnel ou de sa compétence, il faut examiner les situations où ces paramètres dominent : nuits, week-end et vacances. C’est le fameux « effet week-end » désormais bien documenté.

Une étude montre que le taux de mortalité à 90 jours après un passage en réanimation passe de 41% à 44% selon qu’il a eu lieu en semaine ou le week-end. Une autre que la surmortalité est de 6% la nuit et de 10% le week-end.

En réanimation cardio-respiratoire, le taux de survie à 24h chute de 35% à 29% entre le jour et la nuit ou le week-end. Les séquelles neurologiques passent de 85% à 89%. L’effet week-end augmente la mortalité des AVC de 15%

Le taux de décès dans les 30 jours suivant une intervention chirurgicale urgente est d’environ 0,7%, il monte à 1% si l’intervention a eu lieu un vendredi et à 1,3% le week-end (soit des augmentations de 44% et 82% pour le dire de façon plus spectaculaire !)

La très faible mortalité périnatale augmente tout de même de 7% pour les accouchements du week-end.

Pour les pathologies aiguës, certains calculs montrent que la mortalité augmente de 80% quand le délai d’attente est de 6 heures au lieu de moins d’une heure ; d’autres révèlent que chaque heure d’attente augmente la mortalité de 6,5%.

Je me risque à une extrapolation hasardeuse.

En France, 60 000 personnes meurent chaque année en service de réanimation. Soit 15000 personnes dont les soins intensifs ont été affectés par la sursaturation des trois mois d’épidémie de covid. Si nous supposons que cet « effet week-end » particulier n’a augmenté la mortalité que de 10%, il faut ajouter 1500 personnes à la liste mortuaire du Covid.

Par ailleurs 10 000 personnes sont ressorties vivantes des 15000 réanimations supplémentaires pour covid. Malgré le stress et la surcharge, le bilan de réanimation de cette triste période est donc positif.

Il nous reste à évaluer la durée et la qualité de ces survies. Il faudra aussi compter les pertes et gains collatéraux. Pertes (ou gains) par arrêt d’autres soins. Gains par limitation de la circulation et de la pollution. Pertes par violence conjugale ou suicide lié au chômage. Etc.

La réanimation est la plus triviale des équations épidémiologiques. Le monde vivant n’est pas réductible à la mathématique. Un ami, brillant mathématicien, me confirme que le monde physique ne l’est pas non plus. Je m’en serai douté.  

Références