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Épiques équipées coronaires

mercredi 20 janvier 2021

Le cœur des humains semble trop gros pour les fines artères chargées de l’irriguer. Ces artères coronaires se révèlent aussi très sensibles au stress. Elles s’encrassent plus vite que les autres et sont particulièrement sensibles aux milles poisons du tabac.

Les ennuis que cause cette singulière tuyauterie ont incité les cardiologues à la déboucher, réparer, dilater, remplacer, récurer. Cette logique plombière est conforme à celle de leurs patients qui, pour déboucher leur lavabos, utilisent la ventouse ou la soude selon leur sensibilité mécaniste ou chimiste.  

Certains chirurgiens ont osé remplacer les coronaires par des artères mammaires, plus grosses, donc supposées plus efficaces. D’autres, plus aventuriers, les ont ouvertes pour les râcler. Dans les années 1960, elles ont été remplacées par des veines dont on espérait naïvement qu’elles pourraient se transformer en artères.

Toutes ces chirurgies lourdes nécessitaient une circulation extracorporelle. L’exploit technique masquait les maigres résultats sur l’espérance de vie.

Cette médiocrité a enfin été dénoncée lorsque les progrès de la miniaturisation ont permis d’aller fouiller dans les artères coronaires sans ouvrir le thorax. En 1977, un médecin eut l’audace de dilater une coronaire en gonflant un ballonnet fixé sur un cathéter. Idée saugrenue qui révolutionna la chirurgie coronaire, la faisant passer de la barbarie à l’orfèvrerie. Changement de statut qui a donné des ailes aux cardiologues et à leurs patients, sans jamais entamer leur logique plombière…

Les innovations se sont succédé à un rythme de paradis. On a remplacé le ballonnet par de petits ressorts (stents). Double avantage, pour les patients dont l’artère restait dilatée et pour les fabricants de cet acier inoxydable facturé à cinq millions d’euros le kilo. Puis, constatant que ces stents se rebouchaient presqu’autant que les artères, on les a enduit de produits chimiques pour limiter cet encrassement secondaire. On parla de « stents actifs », dont le coût, cinq fois plus élevé, se justifiait par l’alliance entre mécanique et chimie, conciliant les adeptes de la ventouse et ceux de la soude. Hélas, tout cela modifiait peu la mortalité coronaire. Aujourd’hui des armatures résorbables ont remplacé l’acier permettant de rendre, à terme, sa virginité morbide à l’artère coronaire.

Les cardiologues pourraient avec raison juger mes sarcasmes injustes. Qui ne tente rien n’a rien. Ces merveilles de technologie imposent le respect, et leur effet placebo sur les chirurgiens se répercute logiquement sur leurs patients. Mais comme je tiens à mon esprit critique autant qu’à mes coronaires, maintes publications m’ont confirmé que la chirurgie coronaire est une coûteuse futilité en termes de gain de quantité/qualité de vie.

Enfin, un ami cardiologue m’a confié que la suppression du tabac et des sofas est bien plus efficace, mais que sans eux, il serait au chômage.

Il m’a fait promettre de ne pas le répéter.

Références

Agneaux de l’agnotologie

lundi 2 décembre 2013

Le danger des additifs au plomb dans l’essence a été découvert dans les années 1930 et l’essence au plomb a été définitivement interdite en 2000. Le rôle cancérogène de l’amiante a été démontré dans les années 1930 et il a fallu attendre les années 1990 pour que les premières lois d’interdiction entrent en vigueur. La responsabilité du tabac dans le cancer du poumon a été mise en évidence par l’étude de Doll et Hill et 1950 et les premières lois effectives contre le tabac sont apparues plus de trente ans plus tard. Les effets néfastes d’un excès de consommation de sucre étaient évidents au début du XX° siècle et les premières alarmes ont été déclenchées dans les années 1960.

Ces exemples, parmi les plus connus, font apparaître un délai incompressible de 30 à 60 ans entre la preuve d’une nocivité et les premières législations destinées à la réduire. La durée de ce délai est liée à la puissance des lobbies et à leur expertise en « agnotologie ». Ce néologisme de Proctor désigne la « science » consistant à produire du doute et de la méconnaissance, son principe simple repose sur une cascade d’amalgames : toute étude étant toujours critiquable, la critique devient équivalente à une absence de preuve, et l’absence de preuve est alors assimilée à une absence de nuisance. Les médias grand public en sont l’amplificateur naturel, puisque leur vitalité provient de la polémique et de la pluralité des  paroles.

En constatant la grande différence entre les deux premiers et les deux derniers exemples précédents, nous pouvons mieux comprendre pourquoi l’agnotologie fonctionne si bien. Le plomb et l’amiante ont disparu, alors que les consommations de tabac et de sucre ont régulièrement augmenté. Le citoyen serait-il plus perméable à l’agnotologie que le législateur ? Le législateur serait-il plus concerné par la santé publique que le citoyen ne l’est par sa santé individuelle ? Les deux sont possibles…

Mais l’essentiel de l’explication se trouve ailleurs : un danger est toujours évalué comme supérieur s’il provient d’autrui, alors que les nuisances paraissent moindres lorsqu’on pense les assumer soi-même. Chacun est optimiste sur sa capacité individuelle à échapper à un risque déterminé par le calcul statistique. La forte mortalité routière hante peu le conducteur lorsqu’il est à son volant. Le fumeur connaît les dangers de la cigarette, mais il est convaincu qu’il échappera à la statistique morbide du tabac.

Enfin, la relation à la statistique est inversée lorsqu’il s’agit d’un bénéfice possible, et non plus d’un risque. Même si des études confirment le peu d’intérêt d’un régime, d’un médicament, d’un dépistage ou de quelque action sanitaire, chacun pense être inclus dans le bon pourcentage, même si ce dernier est ridiculement faible.

Certains regretteront que cette réalité humaine permette des excès comme le marketing ignoble du tabac sur les adolescents ou certains lobbysmes maffieux, mais il faut aussi se réjouir de cet optimisme robuste, propre à notre espèce.