Archive pour mai 2012

Sociologie du dépistage.

mardi 22 mai 2012

D’après les méta-analyses les plus récentes, le dépistage du cancer du sein constitue un bénéfice pour environ une patiente sur mille. Le ratio bénéfice-risque reste donc « officiellement » positif.

La plupart des médecins sont favorables à ce dépistage. Et en France, il s’agit d’un dépistage dit « organisé » avec forte publicité du ministère auprès du grand public.

Les méta-analyses les plus récentes confirment que le dépistage du cancer de la prostate par le PSA représente une « perte de chance » pour environ un patient sur mille. Les autorités sanitaires ont confirmé l’inutilité de ce dépistage. Il n’existe donc aucune organisation administrative de ce dépistage ni aucune incitation à le pratiquer.

Pour chacun de ces deux dépistages, le paysage scientifique est donc en harmonie avec le paysage administratif.

Considérons maintenant leur paysage social.

53% des femmes participent au dépistage organisé du cancer du sein (INVS 2011). Si l’on ajoute le dépistage dit « sauvage », on arrive à un taux approximatif de 65% de dépistage dans la population ciblée et à un très faible taux de dépistage chez les femmes non ciblées.

A l’opposé, 75% des hommes subissent un dépistage du cancer de la prostate aussi bien dans la population cible « officieuse » des moins de 75 ans que dans celle des plus de 75 ans où la « perte de chance » est encore plus forte.

Pourquoi donc la sociologie des dépistages en cancérologie est exactement l’inverse de ce qu’elle devrait être d’après les données scientifiques et les incitations administratives ?

Qui pourrait répondre à cette question ? Et surtout, qui ose vraiment la poser ?

Nous constatons qu’en matière de dépistage en cancérologie, les réalités des preuves et des faits n’influencent ni les pratiques des médecins, ni les convictions intimes des patients. Ce sont les croyances subjectives et l’intuition populaire qui constituent l’unique cadre référentiel. Les patients s’accommodent naturellement de ce cadre archaïque, et il semble que les médecins s’en satisfassent tout aussi bien, y compris certains exigeants défenseurs de la médecine basée sur les preuves.

Derrière mon stéthoscope.

jeudi 10 mai 2012

En inventant le stéthoscope, Laennec majora brutalement l’expertise des médecins. Les crachats sanglants eurent soudain leur origine dans la « caverne » tuberculeuse dont le « râle caverneux » devenait perceptible. Les sibilants émis par les bronches resserrées de l’asthmatique correspondaient bien à son essoufflement. L’épuisement du cardiaque fut traduit en un « bruit de galop » de son ventricule gauche ou en un souffle systolique trahissant le manque d’étanchéité de sa valve mitrale.

Avec des preuves aussi tangibles, ou plus exactement auscultables, de la maladie, le stéthoscope allait immédiatement devenir l’emblème du diagnostic, et progressivement la bannière des médecins, puisque le diagnostic était leur exclusivité et leur apanage. Dans la foule blanche de l’hôpital, on apprit vite à distinguer l’homme de l’art, grâce à son stéthoscope en collier, en écharpe, en bandoulière ou dépassant de la poche avec une feinte discrétion.

En offrant aux médecins ce premier traducteur des plaintes de leurs patients, Laennec ne pouvait imaginer le remue-ménage qu’il allait provoquer dans leurs relations.

Tout a commencé à se dérégler lorsque des oreilles expertes de médecins anxieux, prosélytes ou avides ont perçu des souffles chez des citoyens qui n’avaient jamais émis la moindre plainte et qui s’étaient fourvoyés par mégarde ou par curiosité sous la membrane amplificatrice d’un stéthoscope.

Le « souffle au cœur » devint la première maladie vierge de toute plainte. Que ces citoyens, devenus soudainement « patients », soient ou non porteur d’une véritable anomalie d’une de leurs valves cardiaques ne changeait rien à leur statut, ils étaient tous catalogués comme « soufflés du cœur ». Infamie et invalidité qui ne les quitteraient plus jamais, même s’ils devenaient centenaires pour mieux confirmer leur prédisposition à la bonne santé.

Après quelques réflexions, confortées par l’arrivée de l’échographie, on sait désormais distinguer les bons souffles des mauvais souffles. Nous pouvons ainsi soustraire des millions de (faux) malades à deux siècles d’Histoire de la médecine.

Soyons honnêtes, aujourd’hui mon stéthoscope ne me révèle plus grand-chose de véritablement inédit. Les citoyens-patients n’ont plus de plainte à révélation stéthoscopique triviale, puisque les dépistages par imagerie, biologie ou génétique ont, depuis longtemps, devancé toutes leurs requêtes. Les symptômes de médecins sont aujourd’hui les plus nombreux, les mieux examinés et les plus extensivement soignés, alors que les symptômes des patients, moins nombreux et moins rhétoriques, restent en souffrance au propre comme au figuré.

Alors pourquoi continué-je à passer autant de temps derrière mon stéthoscope et à l’arborer aussi ostensiblement ?

Je crois probablement encore un peu que cette bannière historique me confère l’image d’autorité qu’il faut pour être écouté.

Mais avant tout, je mets à profit le moment de silence imposé par l’auscultation pour réfléchir à la meilleure façon de convaincre le patient immobilisé sous mon stéthoscope qu’il devra s’efforcer d’oublier le nouveau « souffle » biologique ou génétique que l’on vient de lui découvrir.

Ce sont deux bonnes raisons de continuer à utiliser l’invention de Laennec, car il arrive encore qu’un de mes patients arrive à repartir sous forme de citoyen autonome. J’ose espérer qu’il en restera toujours un à convaincre… Sinon, lorsque je n’y parviendrai plus jamais, je n’aurai alors plus aucune raison de me réfugier derrière mon stéthoscope.