Archive pour mai 2018

Dogme de la précocité

lundi 28 mai 2018

L’image de la médecine et de la chirurgie s’est historiquement façonnée dans des contextes d’urgence.  Blessures de guerre, septicémies, occlusions intestinales, comas diabétiques et insuffisances rénales constituaient le quotidien des médecins. L’efficacité médicale sur ces pathologies est restée médiocre jusqu’au XX° siècle. Puis lorsque sont apparues l’anesthésie générale, l’insuline, la dialyse rénale ou l’antibiothérapie, la médecine a enfin connu le succès. Il en a découlé une véritable hantise du « ratage » diagnostique. Pour un médecin, perdre un patient d’embolie pulmonaire ou de péritonite était un échec dont l’ampleur pouvait anéantir sa carrière ou l’estime de soi.

Avec l’amélioration des conditions de vie, l’évolution des pratiques médicales et les nouvelles exigences sanitaires, l’urgence absolue ne représente désormais qu’une part infime de l’activité des médecins, voire aucune, puisque l’urgence est étrangement devenue une spécialité.

Malgré tout, urgence et médecine restent allégoriquement indissociables. Nul ne semble vouloir remettre en question la nécessité d’un diagnostic précoce, même dans les situations où il est surtout urgent d’attendre. Tout symptôme objectif ou subjectif impose une cascade de précocités : celle du diagnostic, celle de son annonce et celle d’une action immédiate.

Bien plus qu’un réflexe historique, la précocité est devenue un dogme. Les médecins se déchargent de leur anxiété sur leurs patients, et ces derniers ont l’intime conviction qu’un mal pris à temps sera nécessairement circonscrit. Véritable dissonance cognitive.

Pour savoir s’il est urgent ou non de diagnostiquer un cancer, une hypertension, une schizophrénie, une maladie auto-immune, une maladie d’Alzheimer, voire une allergie alimentaire, une paralysie ou la fièvre d’un nourrisson, il faut une expertise clinique émanant d’une intelligence non artificielle.

Hélas, l’expertise clinique n’excite plus ni les universités ni les étudiants.

C’est pour cela que l’on voit désormais des gyrophares tourner pour des malaises vagaux, des patients en fin de vie, des vomissements migraineux ou des attaques de panique.  Et autant de sirènes qui convergent vers des urgentistes débordés au point d’en perdre la raison clinique.

C’est aussi pour cela que l’on recommence à voir des patients mourir d’hémorragie interne ou d’occlusion intestinale, comme à l’époque où la médecine ne savait pas encore les soigner. La justice est alors obligée d’intervenir, aggravant la désertion clinique.

L’urgence a profondément changé de nature depuis que la précocité est un dogme et qu’avec la spécialisation urgentiste les autres cliniciens se sont arrogé le droit de débrancher leur téléphone.

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Quel avenir pour les seins plats ?

mardi 22 mai 2018

Lorsqu’un marché s’annonce mirobolant par l’énormité de sa clientèle potentielle, l’art du marketing est de transformer chaque évidence en question et chaque angoisse en un problème soluble. Au moment du baby-boom et de l’agro-alimentaire florissant, remplacer le lait maternel par du lait industriel était un rêve mercatique sans précédent. Mais, vendre ce que la nature offre toujours, et convaincre que du lait de vache en poudre est plus profitable au nourrisson que du lait liquide au sein, nécessitait de copieux argumentaires.

Pendant les deux ou trois jours qui suivent l’accouchement, une mère produit  du colostrum, encore plus précieux que le lait, mais dont l’aspect jaunâtre n’inspire pas la sympathie. Des mères furent ainsi subtilement persuadées qu’elles n’avaient pas de lait ou qu’il n’était pas de bonne qualité. Avec la preuve par les faits : au bout de trois jours, elles n’avaient vraiment plus de lait, car c’est la tétée du colostrum qui déclenche la lactation.

L’argument des petits seins a convaincu d’autres mères de leur misère lactique. Même si l’on savait que des seins plats produisent autant de lait que les autres, puisque chez tout mammifère, le lait se fabrique majoritairement au moment de la tétée.

L’argument de la libération a été le plus efficace : les femmes pourraient travailler et se libérer du poids de la maternité. Les seins, n’étant plus soumis à la voracité du bébé, seraient définitivement protégés de l’avachissement (notez la racine ‘vache’ du mot). « Les femmes ne sont pas des vaches tout de même ! » Le marché a réussi à faire prononcer cette phrase à des femmes de haut niveau d’éducation.

Mieux encore, plusieurs de ces arguments ont su convaincre l’Afrique puisque le lait blanc des blancs a pénétré les colonies, provoquant une hausse spectaculaire de la mortalité infantile, à côté de laquelle les génocides sont un « détail » de l’histoire, comme dirait un populiste.

Aujourd’hui encore, l’allaitement artificiel est la première cause de morbidité infantile, et l’une des causes de cancer du sein. Voilà un véritable enjeu de santé publique. Mais le piège dialectique et politique est infernal : promouvoir l’allaitement maternel sans passer pour machiste ou rétrograde.

Au-delà de la gestion des médicaments et autres leurres ou babioles, un ministre de santé devrait étudier comment assurer la carrière professionnelle, l’égalité salariale, la protection sociale et tous les aspects de la reconnaissance, à celles qui allaitent nos enfants.

J’entends tous les jours qu’il faut penser aux générations futures. Soudoyer des entrepreneurs qui garantiraient la protection, le salaire et la promotion des femmes allaitantes me parait plus adéquat que de soudoyer des entrepreneurs qui vendent des milliards de médicaments qui ne font pas gagner un jour de vie à nos vieillards.

Je concède cependant qu’il sera très difficile d’évaluer, sans biais, la balance bénéfices/risques pour le PIB, la Sécurité sociale et la santé publique.

Références

Histoire trop courte d’Helicobacter

jeudi 17 mai 2018

Helicobacter pylori est une bactérie présente dans l’estomac depuis l’origine de l’humanité. Comme le staphylocoque ou le colibacille, cette bactérie saprophyte peut se transformer au gré de la diversité humaine et de son environnement et provoquer des infections inopportunes. La gastrite provoquée par H. pylori est peu gênante puisqu’elle ne donne des symptômes qu’une fois sur dix. Cette bactérie nommée « pseudo-commensale » par les immunologistes est presque toujours silencieuse et nous protège même contre certaines maladies allergiques. Hélas, parfois, quand l’estomac est trop acide, elle prolifère et favorise des ulcères, qui en récidivant, peuvent favoriser des mutations et des cancers, selon la logique implacable du vieillissement des organes.

Marshall et Warren ont démontré tout cela en 1984 et ont reçu le prix Nobel en 2005 pour cette découverte qui a permis d’accélérer le traitement des ulcères avec des antibiotiques au lieu de n’utiliser que des antiacides comme auparavant.

Tout était parfait : une technologie ayant permis de voir cette bactérie jusque-là invisible, une cause simple expliquant l’ulcère, un traitement antibiotique efficace et une publication sur le prestigieux Lancet en 1988. Très vite, on ne jura plus que par les antibiotiques pour guérir l’ulcère. Les marchands d’antiacides n’étaient pas contents, mais ils ont trouvé la parade en proposant leur traitement à vie pour supprimer l’acidité gastrique. Car si les médecins adorent les causes uniques, les pharmaciens préfèrent les multiples quand existe un traitement pour chaque facteur causal.

Avec des mots incantatoires tels que microbe, Nobel, Lancet, antibiotique, cette histoire d’Helicobacter était faite pour séduire et durer. Elle a duré à peine trois décennies, ce qui est beaucoup si l’on considère que dans la même période le déterminisme unique de la génétique a lui-même été balayé par les notions d’environnement et d’épigénétique.

Comme toujours, cette logique fixiste et réductionniste s’est heurtée à la mouvance de la biologie. L’hyperacidité gastrique persiste, liée à de nombreux facteurs environnementaux. H. pylori est devenu résistant, nécessitant 2, puis 3, voire 4 antibiotiques aujourd’hui.

Sans être prophète, plusieurs suites sont imaginables. Helicobacter deviendra toto-résistante ou sera remplacée par une autre bactérie plus ou moins méchante. L’acidité sera réexaminée, surtout si l’on découvre un nouvel antiacide à explication moléculaire nobélisable.  Les ulcéreux anxieux se tourneront vers les médecines alternatives. J’espère que l’on ne reviendra pas à l’ablation de l’estomac comme à l’époque du bistouri-roi.

J’apprends enfin qu’un vaccin est à l’étude. Ce sera le premier vaccin contre une bactérie pseudo-commensale. Cela me fait penser aux souris de laboratoire auxquelles on a enlevé toute la flore microbienne, on les nomme « axéniques ».

L’idée d’avoir à choisir un jour entre ulcéreux et axénique me donne un peu d’acidité gastrique.

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Pauvre Juliette

mardi 8 mai 2018

Un confrère gabonais imitait à merveille ses concitoyens qui ne prononçaient pas les ‘r’. Il répondait inlassablement « pauvre Juliette » à ceux qui lui parlait d’homéopathie (‘R’oméo pa’r’ti). Confronté aux parasites et aux turpitudes de l’Afrique, sa pratique ne lui laissait pas le temps d’aborder l’épistémologie du placebo.

Sa boutade m’est revenue en mémoire lors de la récente et énième controverse des médecines alternatives qui vient d’agiter notre microcosme médical. Après l’académie, ce sont des cardiologues et autres experts qui ont brandi à nouveau le spectre de l’homéopathie et des médecines alternatives, parallèles ou complémentaires. Ils réclament carrément l’exclusion ordinale des confères qui versent dans ces obscurantismes.

Je n’ai jamais été adepte des pratiques alternatives, car j’ai très tôt compris qu’elles ne m’aideraient en rien à comprendre les grandes parts d’ombre de mes pratiques académiques. Comme beaucoup de confrères, je suis  ébahi par la domination de l’effet placebo sur toutes les pharmacologies et même sur quelques chirurgies. L’efficacité physico-chimique du soin a fait des progrès faramineux depuis un siècle, mais elle demeure encore minoritaire dans l’efficacité globale. Pour que mes maîtres universitaires me pardonnent cet excès de langage, je vais m’empresser d’exclure les césariennes, les septicémies, les leucémies de l’enfant, les vaccins, l’insuline, l’héparine et quelques autres miracles médicaux du siècle dernier.

Mais dès que l’on aborde les pathologies dites chroniques : tumorales, auto-immunes, neurodégénératives, psychiatriques, psycho-sociales et cardio-vasculaires, il faut être un idéologue repu, un progressiste borné, un normatif sous influence, pour oser prétendre que la pharmacologie académique a des résultats supérieurs à ceux de la plus banale des hygiènes de vie ou à ceux des plus ésotériques pratiques.

Les médecins n’ont pas besoin de se battre pour imposer la science, elle s’imposera naturellement là où elle doit s’imposer. Faire un génome chez Google, absorber une granule homéopathique, prendre une statine pour ne pas mourir, faire une prière, surfer sur doctissimo, faire un check-up de mutuelle ou un dépistage de ministère, comporte autant de magie que de rigueur scientifique.

Alors se battre arrogamment contre d’autres confrères confrontés comme nous à la complexité du vivant ne fera gagner ni les Montaigu ni les Capulet.

Mais n’en déplaise à mon ami gabonais, Juliette est hors-sujet, car elle est morte prématurément sans avoir eu le temps d’une maladie chronique.

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