Archive pour juin 2013

Sous-diagnostic

lundi 24 juin 2013

Aujourd’hui, il n’est plus possible de lire un article traitant d’un sujet médical sans y lire le mot « sous-diagnostiqué ». Toutes les maladies sont sous-diagnostiquées. La réalité pathologique serait donc bien pire que la capacité diagnostique des médecins.

La maladie bipolaire toucherait environ 5% de la population, alors que les médecins n’en diagnostiquent que 1%. Pour la schizophrénie, ce serait 3% au lieu de 1%. Les psoriasis seraient en réalité deux fois plus nombreux que ce que les médecins arrivent à diagnostiquer. Je ne parle pas des cancers, ils sont tous diagnostiqués trop tard. S’ils étaient diagnostiqués plus tôt, on n’en mourrait plus jamais. A vrai dire, la question du diagnostic du cancer est embarrassante. S’ils étaient tous diagnostiqués « à temps », y en aurait-il chez 100% de la population, ou n’y en aurait-il plus du tout ? Nul ne sait répondre, aujourd’hui, à cette question pourtant fondamentale.

Même la migraine et la maladie d’Alzheimer sont sous-diagnostiquées. Quel bonheur que celui d’avoir une migraine non diagnostiquée. Ceux qui ont la malchance d’avoir une migraine diagnostiquée doivent bien me comprendre. A titre personnel, je préfère largement être porteur d’une maladie non diagnostiquée, quelle qu’elle soit.

Il y a quelques années, lorsque je lisais ces innombrables articles où le mot « sous-diagnostic » apparaissait, j’avais secrètement honte, car je percevais mon incurie de généraliste. Tous ces diagnostics que j’avais manqués seraient un jour établis par un spécialiste, et l’opprobre serait alors définitivement sur moi.

Mais en y réfléchissant mieux, je constate que le nombre de maladies sous-diagnostiquées augmente régulièrement. Cela signifie que l’arrivée massive des spécialistes sur le marché médical public et privé n’a rien changé à notre incurie diagnostique. Tous ces spécialistes et hyper-spécialistes sont donc aussi médiocres que je l’étais. Certes, c’est une bien mesquine consolation, car des patients de plus en plus nombreux continuent à vivre en errance de diagnostic… Combien de déficients cognitifs, de dépressifs, de précancéreux, de pré-douloureux, de pré-hypertendus, de pré-hyperactifs, continuent à errer en l’attente de leur vérité…

Parfois, a contrario, il m’arrive d’être fier en pensant au fardeau que j’ai évité à tous ces patients maintenus dans leur vacuité diagnostique. Hélas, ils n’en ont pas conscience, et je reste seul avec l’angoisse de leur verdict qui tombera, tôt ou tard.

Soigneurs et soignants

mercredi 12 juin 2013

Le domaine du soin est vaste ; on peut soigner son jardin, sa voiture, ses enfants, son chat.

Deux termes désignent les personnes qui dispensent leurs soins dans le domaine du vivant : soignants et soigneurs.

L’usage courant a attribué le terme de « soigneurs » à ceux qui agissent dans le monde animal, et celui de « soignants » à ceux qui s’adressent aux hommes. Le zoo et le cirque emploient des soigneurs, l’hôpital recrute des soignants.

Les seuls soigneurs ne s’adressant pas à des animaux, sont les soigneurs de sportifs. Il serait très malséant d’oser faire un quelconque rapprochement entre animaux et sportifs, mais on comprend implicitement que dans la fonction de soigneur, la prise en compte du « moi » intime du soigné ne se situe pas au premier plan.

Inversement, le terme de soignant implique une plus forte compréhension de l’autre, ainsi que du caractère irréductible de cette altérité. Le soin physique prodigué par le soignant n’est pas dissociable de son empathie et de sa compassion, facultés dont il doit être pourvu, par nature.

Pourtant, nous constatons de plus en plus souvent que cette dichotomie s’estompe, parfois au point de disparaître.

D’un côté, certains soigneurs connaissent si bien les animaux dont ils s’occupent, qu’ils adaptent leurs soins à chacun d’eux et développent une relation individuelle d’une grande acuité.

De l’autre côté, nous voyons se développer des SOP (Standard Operating Procedure) en cancérologie, des consensus provoqués en cardiologie, des dépistages organisés sans sélection clinique, ou encore certaines randomisations pour essais thérapeutiques, qui constituent une négation inévitable de l’altérité.

Ces administrations centralisées du soin et ces protocoles indispensables à l’ingénierie biomédicale, finissent par imposer aux soignants, médicaux et paramédicaux, une conduite niant l’individu. Le pire est que ces nouvelles organisations s’accompagnent d’une nouvelle vision du professionnalisme dans le soin. On en arrive presque à juger et à promouvoir le soignant sur ses facultés à nier l’altérité et à taire son empathie.

Le soignant doit afficher sa foi dans le protocole, et montrer qu’il a bien compris que le « sauvetage de l’humanité » ne passe ni par la compassion individuelle, ni par l’esprit d’initiative, ni par le raisonnement clinique, mais bien par la standardisation des soins.

Pendant ce temps, au fond de sa cage, le soigneur du zoo progresse, à pas fulgurants, en éthologie et en biologie des interactions individuelles.

Larousse et Robert devront bientôt revoir leurs définitions de soignant et de soigneur.

Argument de l’espérance de vie

mardi 4 juin 2013

Analyser et critiquer nos actions est source de progrès.

Dans le domaine médical, où cette analyse critique est indispensable, un argument revient souvent de façon péremptoire : « Toute critique est infondée, puisque l’espérance de vie augmente ».

Refus dialectique, et normativité proche de la naïveté, sont les traits dominants de ce type d’argumentation.

L’espérance moyenne de vie à la naissance est un indicateur sanitaire correspondant à la moyenne des âges des décès enregistrés au cours d’une année. Toute action qui diminue le nombre de morts prématurées ou qui retarde l’âge des morts non prématurées, influence positivement cet indicateur. Les actions sur les décès des jeunes (mortalité néonatale, accidents de la route, etc.) se répercutent immédiatement dans l’indicateur de l’année examinée. Inversement, les actions de protection maternelle, éducation sanitaire, hygiène, alimentation, vaccinations, etc., se répercutent avec un retard de plusieurs décennies.

L’erreur la plus grossière est de sous-entendre que les actions sanitaires sont les seules ou les principales sources de production d’années de vie. Plusieurs sociologues et démographes ont essayé d’évaluer la part de la médecine dans l’indicateur d’espérance moyenne de vie. Les résultats sont très divergents. La seule certitude est le gain de vingt ans, au moins, que l’on peut attribuer à la « révolution pastorienne » : vaccins, hygiène et antibiotiques.  Ensuite, il apparaît que les conditions de travail, de logement et de transport, le progrès social, l’éducation, et l’hygiène d’alimentation et de vie, ont joué un rôle très prépondérant.

Enfin, il convient de faire la part entre l’action médicale directe et son action indirecte. Certes, c’est bien la médecine qui a dicté certaines règles d’hygiène de vie et qui a établi les dangers du tabac. Mais aujourd’hui, l’éradication définitive du tabac n’est plus du ressort des médecins, alors qu’elle représente possiblement un gain de cinq années pour ce seul indicateur sanitaire. À titre de comparaison, toutes les actions conjuguées de la médecine sur les cancers cliniques, représentent un gain qui se mesure à peine en jours ou en semaines sur l’espérance moyenne de vie de toute une population.

En plus de sa misère dialectique, l’argument normatif de l’espérance moyenne de vie est décidément de bien peu de pertinence dans l’évaluation de nos actions médicales « directes » et « actuelles ».