Archive pour juin 2014

Reductio ad ayatollum

mardi 17 juin 2014

J’ai souvent entendu des confrères comparer les rédacteurs de la revue indépendante « Prescrire » à des Ayatollah. Il y a quelques années, un célèbre médecin télévisuel, ayant pris fait et cause pour le dépistage du cancer de la prostate par le test PSA, avait traité ses contradicteurs d’Ayatollah. Plus récemment, j’ai été traité d’Ayatollah pour avoir clairement indiqué sur les ondes la médiocrité des résultats, pourtant très officiels, du dépistage du cancer du sein. Un de mes jeunes confrères vient de se faire traiter d’Ayatollah pour avoir publié dans « Médecine », l’autre revue indépendante de langue française, une méta-analyse concluant à l’absence d’efficacité des traitements pharmacologiques du diabète de type 2.

Pourtant « Prescrire » a fini par devenir la seule revue médicale de langue française de renommée internationale. Aujourd’hui, même les jeunes urologues ont enfin admis l’inutilité du test de PSA sur la morbi-mortalité par cancer de la prostate, malgré l’emprise de leurs vieux maîtres lobbyistes. Les nouvelles études sur le dépistage systématique du cancer du sein viennent encore amoindrir les résultats officiels d’hier. Enfin, chaque médecin avait déjà compris, avant toute méta-analyse, que le diabète de type 2 est une maladie environnementale dont le traitement ne peut-être que de type hygiéno-diététique.

Il eut été logique que le mot Ayatollah devînt un nom commun pour désigner ceux qui vendent des chimères et prônent l’activisme désordonné sans autre but que celui du pouvoir.  Dans le domaine médical, c’est l’inverse, on assiste à un dérapage verbal consistant à assimiler intégrité et intégrisme. Les méthodes déductives et analytiques de l’expérimentation scientifique semblent ne plus être le modèle dominant dans le monde sanitaire. L’hypothèse catastrophiste de l’abstention est toujours préférée à l’analyse des résultats concrets de l’action passée. L’imprécation : « ne cessons jamais tel traitement ou tel dépistage, ce serait une catastrophe »  remplace l’analyse : « voici quels sont les résultats précis de tel traitement ou de tel dépistage ». Cette règle est constante dans les débats médiatisés pour le grand public : le scientifique analyse les résultats du passé et du présent pendant que l’imprécateur agite des leurres à destination des anxieux (voir bibliographie).

En 1951, Leo Strauss a introduit le terme rhétorique de « reductio ad hitlerum » pour désigner le moment d’un débat où l’un des interlocuteurs traite l’autre de fasciste, de nazi ou d’Hitler. Il est alors temps de clore la discussion, car plus rien de sensé ne peut en ressortir. Méfions-nous donc des médecins qui, à court d’arguments scientifiques, finissent par user du « reductio ad ayatollum » pour clore les débats destinés à un large public.

Références

Non-causalité inversée

lundi 9 juin 2014

J’ai beaucoup de mal à expliquer à mes patients la différence entre causalité et corrélation. Deux faits peuvent être corrélés sans avoir aucun lien de causalité. Les corrélations sont infinies, les causalités sont rares. Si l’on constate en même temps une augmentation de la température et une diminution de la TVA, il n’y a pas plus de causalité entre ces deux faits, corrélés dans ma phrase, qu’entre le fait d’avoir « la vérole et un bureau de tabac ». Être renversé par un autobus une semaine après avoir reçu un vaccin contre l’hépatite B est une malencontreuse corrélation qu’il sera compliqué de transformer en causalité, même avec un excellent avocat.

Les causalités sont toujours difficiles à prouver, et même lorsqu’elles sont évidentes, d’aucuns s’amusent à imaginer tous les facteurs possibles de confusion. Certains esprits, tordus ou brillants, vont jusqu’à tenter d’inverser la causalité. L’exemple le plus fameux est celui du généticien Ronald Fisher qui suggéra que ce n’était pas le tabac qui provoquait le cancer du poumon, mais l’inflammation des bronches, due à un cancer débutant, qui provoquait l’envie de fumer. Son audacieuse tentative échoua lorsque l’on découvrit ses liens d’intérêt avec l’industrie du tabac…

Lorsqu’un médecin pratique une radio, cela ne signifie pas que le cas est grave, il peut rechercher une éventuelle fracture, ou au contraire, être certain qu’il n’y en a pas, et en fournir une preuve concrète au patient afin de le rassurer (aux frais de la Sécurité Sociale). Il y a donc une « non-causalité » entre gravité et radio.

Les situations de non-causalité abondent en médecine, prescription-guérison, prescription-remboursement ont le plus souvent des relations non-causales. Mais notre société médicalisée a désormais dépassé Ronald Fisher en créant un pittoresque imbroglio socio-sanitaire : la « non-causalité inversée » qu’un seul exemple suffira à expliquer. Toutes les IRM pratiquées pour des tendinites n’ont aucun intérêt puisque le diagnostic de la tendinite est essentiellement clinique. L’abus de prescription médicale provoque chez les patients un raisonnement causal inversé : « on m’a fait une IRM, donc c’est grave ». Cette négation de la science clinique par les médecins provoque un profond bouleversement de la perception de la gravité clinique par les patients. Lorsque l’IRM a été pratiquée dans un service dit « d’urgence », la méprise subjective est double, car le mot « urgence » est un second facteur d’inversion de causalité. La juxtaposition des deux mots « IRM » et « urgence » peut parfois suffire à justifier quelques jours d’arrêt de travail, transformant les inutiles dépenses médicales en un drame social, (toujours aux frais de la Sécurité Sociale) !

La dérive cognitive a pris une telle ampleur qu’il devient nécessaire d’intégrer l’enseignement la « non-causalité inversée » en faculté de médecine et de sociologie.

Références

La surmédicalisation est-elle un facteur de sous-médicalisation ?

mardi 3 juin 2014

Les évolutions de la médecine et de la société ont changé la cible des soins. L’activité médicale, auparavant centrée sur les plaignants, les soins primaires et l’urgence, est désormais dédiée aux non-plaignants, à la prévention pharmacologique et à la prédiction génomique. Cette profonde modification affecte autant la médecine praticienne que la recherche biomédicale.

Rançon du succès, sur le modèle des vaccinations qui ont permis de faire disparaître de graves maladies, on se prend à rêver à l’éradication des cancers ou des maladies neurodégénératives. Pourquoi pas, après tout ? Il ne faut jamais douter du progrès. Même si cet enthousiasme est parfois débridé, qui oserait reprocher à la médecine de tenter l’impossible pour faire reculer les maladies ?

Cette « knockisation » de la société des bien-portants, a évidemment des répercussions sur l’agenda des professionnels de la santé et sur la répartition des budgets.

La question est désormais de savoir dans quelle mesure cette surmédicalisation des non-plaignants comporte des risques pour les plaignants, les soins primaires et l’urgence.

Un premier élément de réponse est lisible en constatant la saturation des services d’urgence, les médecins ayant abandonné l’urgence au profit d’hypothétiques prédictions, les urgences s’accumulent un seul lieu et la qualité des soins en est inévitablement dégradée. Dans le même registre, il faut inclure la désaffection des étudiants pour les métiers à fort engagement clinique tels que : anesthésie, obstétrique, chirurgie ou pédiatrie. Cette lourde tendance aura inévitablement des répercussions sanitaires bientôt mesurables.

Un deuxième élément de réponse résulte des politiques de restriction budgétaire et d’enveloppe globale. Le montant des budgets alloués au dépistage, à la prévention pharmacologique et à la prédiction, se répercute négativement sur le financement des soins primaires.

Dans un pays comme la France où les politiques sociales restent favorables, cette désaffection pour le soin réel n’a pas encore de répercussion sur les indicateurs sanitaires quantitatifs classiques. La situation n’est pas la même aux Etats-Unis, par exemple, où le mirobolant marché de la prédiction génomique est associé à des indicateurs sanitaires médiocres.

Avec l’introduction d’indicateurs sanitaires qualitatifs (ex : qualité de vie), la distorsion devient plus visible, même dans un pays comme le nôtre. Enfin, l’aggravation des inégalités sociales contribue à une sous-médicalisation d’une frange de la population qui n’a plus accès aux soins primaires.

Chaque praticien réagit différemment à cette surmédicalisation de la société, en fonction de ses opinions ou de sa philosophie. Mais tout praticien digne de ce nom doit s’interroger et alerter sur les dangers d’une sous-médicalisation induite par cette gabegie médicale.

Références