Archive pour juin 2021

Seuil de contre-productivité

vendredi 25 juin 2021

Le risque zéro n’existe pas, mais tout doit être fait pour s’en approcher.

Les normes des installations électriques sont régulièrement remises à jour, les notices de sécurité des machines et outils comptent de plus en plus de pages, mais les accident domestiques restent une cause importante et stable de mortalité.

Malgré les multiples normes de la sécurité aérienne, on enregistre au moins un crash ou détournement d’avion chaque année. Les constructeurs d’avion, les pilotes, les aéroports et les aiguilleurs du ciel ne pourront jamais maîtriser tous les aléas météorologiques et idéologiques. On sait théoriquement ce qu’un nouveau témoin lumineux peut éviter, mais il faut des années avant de comprendre les modifications comportementales qu’il a induites. La mortalité routière peine à passer sous le seuil des 3000 morts par an, mais chaque nouvelle mesure suscite de dangereuses polémiques. La voiture autonome pourrait compenser l’incurie des conducteurs, mais l’intelligence artificielle est aussi une production humaine.

On nomme seuil de contre-productivité le point bas de la courbe de morbidité et de mortalité. Les antibiotiques ont drastiquement fait baisser la mortalité infectieuse, mais leur utilisation abusive l’a fait remonter quelque peu. Avec les grands progrès de l’obstétrique, la mortalité maternelle pour 100 000 naissances est tombée de 200 à 12 entre 1920 et 1980. Ensuite, elle a varié pour atteindre son point le plus bas à 6 en 2005, puis elle est remontée à 9. Il sera certainement difficile de déterminer quelles nouvelles pratiques ont contribué à faire franchir leur seuil de contre-productivité de l’obstétrique. On constate par exemple que lorsque le taux de césarienne dépasse 19% des naissances, la mortalité néonatale a tendance à réaugmenter.

Pour les médicaments, on essaie toujours d’évaluer le rapport bénéfices/risques. Ce rapport est généralement positif lorsque les indications de prescriptions sont respectées. Mais les prescriptions dérapent presque toujours, et les risques peuvent être bien supérieurs à ceux de l’antibiorésistance ou des maladies nosocomiales que l’on a connus avec les antibiotiques.

Avec la crise des opiacés, tous les antalgiques ont franchi leur seuil de contre-productivité. Les antidépresseurs ont probablement évité des suicides, le débat reste ouvert, mais leur surprescription en a généré certainement davantage. Les statines ou les antihypertenseurs ont certainement évité des accidents cardio-vasculaires, mais l’extension de leurs indications a créé sa propre morbi-mortalité.

En médecine comme ailleurs, nos progrès techniques nous permettent d’approcher le risque zéro avec la certitude de ne jamais pouvoir l’atteindre. Mais en médecine plus qu’ailleurs nous avons des difficultés à déceler le seuil de contre-productivité. Ce ne sont pas nos progrès techniques qui nous permettront d’y parvenir, mais nos progrès en écologie comportementale. Elle n’est pas enseignée dans les facultés de médecine.

Références

Nouvelle boucle du tabac

mardi 8 juin 2021

Importé par les explorateurs de l’Amérique, le tabac fut l’un des premiers traitements contre la migraine. Cette énigmatique maladie finissant toujours par échapper aux médicaments, le tabac a suivi les classiques arcanes du recyclage pharmaceutique. En infusions, en emplâtres, prisé et chiqué, il a été utilisé comme plante médicinale jusqu’à l’apparition de la cigarette dont la fumée magique a sauvé le tabac de ses échecs thérapeutiques et permis son expansion mondiale. Ce succès commercial sans précédent s’est révélé incomplet, car cette consommation était associée à la virilité. Avec l’aide de l’industrie cinématographique qui a transformé les acteurs en machines à fumer, et de l’armée qui a offert les cigarettes aux conscrits, la mercatique du tabac s’est elle-même embourbée dans une seule moitié de l’humanité.

Les ficelles de la féminité ont été tirées avec la même grossièreté que celles de la virilité. Le long porte-cigarette est devenu un accessoire de mode et de séduction. Colorées pour leur plaire et filtrées pour les protéger, les cigarettes comme partenaires de minceur ont achevé de berner nos fragiles compagnes. Les actrices ont aussi donné le meilleur d’elles-mêmes pour cette promotion. Puis, le féminisme et l’égalité face aux nuisances ont progressivement remplacé ces stratégies d’un autre âge.

La première étude épidémiologique démontrant les graves dangers du tabac date de 1950. Les études alarmantes se sont accumulées sur les risques de cancers de tous les organes, les dangers cardio-vasculaires, les dégâts pour le fœtus et l’embryon et les risques majeurs du tabagisme passif. Les cigarettiers ont alors inventé la plus subtile des sciences, l’agnotologie, consistant à semer le doute sur chaque nouvelle étude à charge. Procédé repris par les sucriers et l’industrie pharmaceutique qui en a mené l’expertise à des sommets.

Mais aujourd’hui, malgré leur puissance de corruption, les cigarettiers pressentent le déclin irrémédiable de leur marché. Même l’OMS, si prudente avec les sponsors, a osé dire qu’avec plus de cinq millions de morts annuelles, le tabac tuait plus que le sida, la tuberculose et le paludisme réunis.  L’heure de la reconversion a sonné pour les cigarettiers, le déni devient plus coûteux que les leaders d’opinion.  

Ils ont commencé par vendre le sevrage à leurs consommateurs : patchs et vapotage ont permis de beaux profits, sans compenser la baisse des ventes. Le tabac chauffé et la chique ont déjà trouvé des universitaires bienveillants eux aussi en reconversion. Mais c’est le cannabis thérapeutique qui s’annonce le plus prometteur. Ce nouveau médicament dont seuls les naïfs pensent qu’il le restera. Les cigarettiers n’ont pas oublié les débuts pharmaceutiques du tabac. Ils connaissent l’aventure lucrative des opiacés. Ils ont appris que le bien de l’humanité est le meilleur argumentaire pour un nouveau marché.

Devra-t-on un jour regretter les cigarettes honnêtement vendues pour le seul plaisir de fumer ?

Références