Douleurs en souffrance

Les centres anti-douleur ont été créés dans les années 1970. L’algologie devint alors une nouvelle spécialité de la médecine.

On reprochait aux médecins de sous-estimer la douleur de leurs patients et surtout d’hésiter à prescrire de la morphine dans les douleurs aiguës et terminales. C’était en partie vrai. Ils se sont bien rattrapés depuis, puisque les ventes de morphine ont dépassé toutes les prévisions, surtout  hors phase terminale, provoquant alors des problèmes majeurs d’addiction.

Mais les promoteurs s’intéressaient aux douleurs chroniques, beaucoup plus fréquentes. Dès leur origine, ces centres ont réuni divers spécialistes : neurologues, rhumatologues, psychologues, kinés, hypnotiseurs, acupuncteurs, travailleurs sociaux. On avait déjà bien compris le caractère plurifactoriel de la douleur. En gros, on voulait faire de la médecine générale, ce qui était plutôt une bonne idée.

L’autre bonne intention de départ fut de promouvoir l’empathie en ayant recours aux thérapeutiques physiques et au soutien psychologique. Mais très vite, comme toujours dans les innovations sous tutelle, ces centres devinrent des placards à pharmacie. Bien que la neurostimulation, la relaxation et l’hypnose continuent à être mises en exergue, presque tous les patients sortent de ces centres avec un antidépresseur, un antiépileptique GABA-mimétique, voire une benzodiazépine, drogues dont ils ne pourront plus se passer.

Ne critiquons pas les méthodes sans avoir examiné les résultats. Ceux-ci nous sont fournis par la Société Française d’Étude et de Traitement de la Douleur qui est le principal partenaire de ces centres. Cette SFETD affirme qu’il y a vingt millions de douleurs chroniques en France…

Avoir pris la douleur en charge pour se retrouver quarante ans plus tard avec la moitié de la population adulte se plaignant toujours d’une douleur chronique. Ce n’est plus un échec, c’est un fiasco. À moins que ce chiffre ne soit un nouvel artifice de communication pour alerter sur la douleur encore trop négligée !

Il semblerait donc que la douleur soit un nouvel avatar de l’inflation médicale.

Les plus attentifs des cliniciens savent que la douleur participe d’une souffrance encore plus vaste et plurifactorielle que ces centres d’algologie ne l’avaient supputé.

Alain Froment, le meilleur épistémologiste de la médecine depuis Canguilhem, disait qu’il eut mieux valu reprocher aux médecins d’avoir négligé la souffrance que d’avoir négligé la douleur…

Pourvu que personne n’ait l’idée de créer de centre anti-souffrance !

2 commentaires sur “Douleurs en souffrance”

  1. Randall dit :

    Les centres anti-souffrance existent : Lourdes, les centres bouddhiques, etc.

    Ayant « pris refuge » dans le bouddhisme comme on dit pour le baptême dans d’autres églises, j’ai découvert que cette philosophie est aussi et avant tout une médecine, médecine du corps et médecine de l’esprit. Il semble d’ailleurs que la méditation soit de plus en plus enseignée en faculté de médecine, et c’est une évolution intéressante, comme l’est celle du jeûne à visée thérapeutique.

  2. Nicole dit :

    Il y a la douleur, il y a la souffrance…

    D’un point de vue philosophique :
    « On aurait tort de trouver cela abstrait. C’est très concret, au contraire : demander à quelqu’un où il a mal, c’est chercher un problème qu’on devrait pouvoir résoudre ; par contre, lui demander de quoi il souffre, c’est l’engager à parler de sa vie telle qu’il la supporte, dans son corps et dans son âme.

    D’où cette conclusion dans le repérage des notions : la douleur s’oppose à la souffrance comme le savoir des uns (les soignants) s’oppose à la vérité des autres (les patients).
    Il peut aussi s’agir des mêmes. Car si la distinction du savoir (donc du bien) et de la vérité sépare les hommes et interdit de les croire égaux (ce qu’il ne faut pas confondre avec la dignité humaine dont par définition ils sont tous semblablement porteurs), elle les divise aussi, chacun pour lui-même : nous restons faits d’une alternative dont les termes sont l’innocence d’être n’importe qui (douleur) et la responsabilité d’être soi (souffrance).

    De sorte que la responsabilité hésite idéalement entre l’appel au savoir commun qui résout tout en excusant tout le monde, et la singulière malédiction d’avoir à prendre la responsabilité d’être humain. »
    (Par Jean-Pierre Lalloz – « La douleur et la souffrance » – Réflexion philosophique – Septembre 2008)

    Merci pour cette belle et pertinente réflexion dans cette nouvelle chronique « Douleurs en souffrance ».
    Au départ, les intentions sont sûrement nobles : soigner la douleur et accompagner le patient dans sa souffrance.
    Assister des personnes en fin de vie permet, par exemple, de mieux comprendre les notions de douleur et de souffrance.

    Mais dans nos sociétés de spécialisation, de surconsommation et d’uniformisation, parfois la machine s’emballe. C’est ainsi que toutes sortes d’institutions de traitement de la douleur ont vu le jour, et ont fini par entretenir, à grands frais, la « toxicité du geste », en alimentant les « placards à pharmacie » et en transformant les patients en personnes toxico-dépendantes.

    Le grand perdant, à part le médecin généraliste, « partagé entre les sciences biomédicales, la santé publique et la médecine clinique », « c’est le vrai malade, qui se sent de plus en plus perdu dans le labyrinthe d’un système de soin dérégulé. » Le grand gagnant est souvent le marché (cf différents Ouvrages de Luc Perino, dont le dernier « Les nouveaux paradoxes de la médecine »)

    Et les « douleurs restent en souffrance »… Finalement, qui a négligé les douleurs…
    « Les faits ne cessent pas d’exister parce qu’on les ignore. » (Aldous Huxley – Note sur le dogme).

    Mais si l’idée de créer des centres anti-souffrance devait germer dans quelque esprit, nous ne serions pas sortis de cet imbroglio !
    « Les paradoxes d’aujourd’hui sont les préjugés de demain. » (M. Proust)

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