Archive pour le mot-clef ‘sociologie’

Maladies de riches

vendredi 2 octobre 2015

La loi du 19 ventôse de l’an XI (1803), relative à l’exercice de la médecine, créa deux catégories de médecins. Les médecins de ‘haut grade’ devaient avoir validé quatre années d’études dans une école reconnue, et les médecins de ‘bas grade’, également nommés ‘officiers de santé’, devaient avoir été formés quelques années sur le terrain.

Les premiers pouvaient exercer en tous lieux, alors que les seconds étaient cantonnés au lieu de leur formation, le plus souvent un village.

Le premier but était de limiter le charlatanisme et le ‘brigandage médical’, le second était de procurer une meilleure qualité de soins aux pauvres. Mais cette loi découlait aussi de la conviction académique que les élites et les citadins avaient des maladies plus ‘complexes’ que celles des pauvres et des campagnards.

Aujourd’hui, cette ‘dichotomie sanitaire’, moins officielle et moins visible, persiste sous des aspects parfois insolites. Certes, les conditions de travail, l’alcool et le tabac génèrent des pathologies socialement marquées. Les addictions des artistes diffèrent de celles des manœuvres. La chirurgie esthétique ne défigure qu’au-delà d’un certain revenu et en deçà de certains paramètres cognitifs.

Il existe aussi un gradient social des engagements pour la prévention et le dépistage, car les pauvres ont l’intime conviction que cela leur sera peu utile. Il existe en conséquence certaines pathologies plus spécifiques aux ‘nantis’.

Il y a quelques années, aux USA, les leucémies étaient plus fréquentes chez les enfants blancs que chez les afro-américains car leur mère ‘bénéficiait’ d’une radio de poumons en cours de grossesse.

Les cancers du sein dépistés (c’est-à-dire non cliniques) sont une maladie ‘de riche’. Les classes sociales supérieures, souvent ‘surdépistées’, subissent davantage le coût des surdiagnostics sous forme de perte d’années/qualité de vie.

Les ingénieurs sont plus souvent les victimes des statines et subissent d’avantage les dégâts de la chirurgie vasculaire, car la technicité de la cardiologie répond à leur fonctionnement cognitif.

Si le vieux dicton « l’argent ne fait pas le bonheur » est fort critiquable, il est au moins certain que l’argent ne protège pas contre les traitements antidépresseurs qui ont pour particularité d’aggraver les dépressions, de provoquer des addictions, d’aggraver les troubles bipolaires et de majorer le taux de suicide. Autant de pathologies dont l’origine iatrogène est plus souvent retrouvée chez les ‘nantis’.

Ces quelques exemples ne suffiront certes pas à  convaincre qu’il y a une justice, mais ils peuvent soulager quelques instants ceux qui pensent désespérément qu’il n’y en a pas…

Références

Non-causalité inversée

lundi 9 juin 2014

J’ai beaucoup de mal à expliquer à mes patients la différence entre causalité et corrélation. Deux faits peuvent être corrélés sans avoir aucun lien de causalité. Les corrélations sont infinies, les causalités sont rares. Si l’on constate en même temps une augmentation de la température et une diminution de la TVA, il n’y a pas plus de causalité entre ces deux faits, corrélés dans ma phrase, qu’entre le fait d’avoir « la vérole et un bureau de tabac ». Être renversé par un autobus une semaine après avoir reçu un vaccin contre l’hépatite B est une malencontreuse corrélation qu’il sera compliqué de transformer en causalité, même avec un excellent avocat.

Les causalités sont toujours difficiles à prouver, et même lorsqu’elles sont évidentes, d’aucuns s’amusent à imaginer tous les facteurs possibles de confusion. Certains esprits, tordus ou brillants, vont jusqu’à tenter d’inverser la causalité. L’exemple le plus fameux est celui du généticien Ronald Fisher qui suggéra que ce n’était pas le tabac qui provoquait le cancer du poumon, mais l’inflammation des bronches, due à un cancer débutant, qui provoquait l’envie de fumer. Son audacieuse tentative échoua lorsque l’on découvrit ses liens d’intérêt avec l’industrie du tabac…

Lorsqu’un médecin pratique une radio, cela ne signifie pas que le cas est grave, il peut rechercher une éventuelle fracture, ou au contraire, être certain qu’il n’y en a pas, et en fournir une preuve concrète au patient afin de le rassurer (aux frais de la Sécurité Sociale). Il y a donc une « non-causalité » entre gravité et radio.

Les situations de non-causalité abondent en médecine, prescription-guérison, prescription-remboursement ont le plus souvent des relations non-causales. Mais notre société médicalisée a désormais dépassé Ronald Fisher en créant un pittoresque imbroglio socio-sanitaire : la « non-causalité inversée » qu’un seul exemple suffira à expliquer. Toutes les IRM pratiquées pour des tendinites n’ont aucun intérêt puisque le diagnostic de la tendinite est essentiellement clinique. L’abus de prescription médicale provoque chez les patients un raisonnement causal inversé : « on m’a fait une IRM, donc c’est grave ». Cette négation de la science clinique par les médecins provoque un profond bouleversement de la perception de la gravité clinique par les patients. Lorsque l’IRM a été pratiquée dans un service dit « d’urgence », la méprise subjective est double, car le mot « urgence » est un second facteur d’inversion de causalité. La juxtaposition des deux mots « IRM » et « urgence » peut parfois suffire à justifier quelques jours d’arrêt de travail, transformant les inutiles dépenses médicales en un drame social, (toujours aux frais de la Sécurité Sociale) !

La dérive cognitive a pris une telle ampleur qu’il devient nécessaire d’intégrer l’enseignement la « non-causalité inversée » en faculté de médecine et de sociologie.

Références