Archive pour le mot-clef ‘diagnostic’

Consistance des maladies virtuelles

samedi 17 novembre 2018

La morbidité se définit comme un « état de maladie » ou un « caractère relatif à la maladie ». Ces définitions sous-entendent que la morbidité est vécue par le patient avant d’être comptabilisée par la médecine. La troisième définition est statistique : « pourcentage de personnes atteinte d’une maladie donnée ».

Désormais, la médecine se propose d’intervenir avant les premiers signes de maladie. Le dépistage organisé et la détection des facteurs de risque créent ainsi une nouvelle morbidité qui n’est plus vécue par les patients. Une image suspecte, une cellule anormale, une prédisposition génétique, un chiffre élevé de pression artérielle, de sucre ou de cholestérol ne sont pas des signes ressentis par le patient mais des informations qu’il reçoit de la médecine. Cette morbidité est donc virtuelle pour le patient.

Si je peux comprendre l’intérêt de la biomédecine pour ces maladies virtuelles, je suis toujours surpris de la docilité avec laquelle ces patients « virtuels » acceptent ces nouveaux diagnostics et les vivent comme des maladies dont ils auraient réellement ressenti les symptômes. Ils les vivent même parfois avec une intensité dramatique supérieure à celle d’une maladie réellement vécue.

Pourtant, un grand nombre d’images ou de chiffres suspects, disparaissent comme ils apparaissent sous l’effet de multiples facteurs variables et labiles. On peut être hypertendu pendant deux ans et ne plus l’être pour tout le reste de sa vie. On peut avoir une cellule cancéreuse sans que jamais n’apparaisse ni tumeur ni métastase. Dans leur grande majorité, les prédispositions génétiques restent indéfiniment à l’état de prédisposition.

Le plus surprenant est la définition rétrospective de ces virtualités à partir d’une proposition théorique de soin. C’est exclusivement l’idée d’un soin qui leur confère une réalité morbide.

Cette inversion complète des processus diagnostiques et thérapeutiques répond merveilleusement aux nouvelles normes mercatiques et informatiques de notre monde auxquelles la médecine n’a pas de raison d’échapper. Ce n’est plus le patient qui vient proposer au médecin des symptômes vécus dans l’espoir qu’il ne s’agisse pas d’une vraie maladie, ce sont les médecins qui proposent des pathologies virtuelles que le patient va alors vivre comme de vrais maladies.

Avec cette nouvelle normativité, aura-t-on encore besoin de l’expertise clinique des médecins ? Si oui, quel sera alors l’utilité de ces nouveaux experts ? Nous avons de bonnes raisons de penser que leur rôle principal consistera à dissimuler un diagnostic de maladie virtuelle lorsqu’ils estimeront que le fait de la donner à « vivre » pourrait dégrader la santé plus que ne le ferait la maladie réelle supposée évitable…

Vaste programme à inscrire d’urgence dans le cursus universitaire médical…

Références

 

Dogme de la précocité

lundi 28 mai 2018

L’image de la médecine et de la chirurgie s’est historiquement façonnée dans des contextes d’urgence.  Blessures de guerre, septicémies, occlusions intestinales, comas diabétiques et insuffisances rénales constituaient le quotidien des médecins. L’efficacité médicale sur ces pathologies est restée médiocre jusqu’au XX° siècle. Puis lorsque sont apparues l’anesthésie générale, l’insuline, la dialyse rénale ou l’antibiothérapie, la médecine a enfin connu le succès. Il en a découlé une véritable hantise du « ratage » diagnostique. Pour un médecin, perdre un patient d’embolie pulmonaire ou de péritonite était un échec dont l’ampleur pouvait anéantir sa carrière ou l’estime de soi.

Avec l’amélioration des conditions de vie, l’évolution des pratiques médicales et les nouvelles exigences sanitaires, l’urgence absolue ne représente désormais qu’une part infime de l’activité des médecins, voire aucune, puisque l’urgence est étrangement devenue une spécialité.

Malgré tout, urgence et médecine restent allégoriquement indissociables. Nul ne semble vouloir remettre en question la nécessité d’un diagnostic précoce, même dans les situations où il est surtout urgent d’attendre. Tout symptôme objectif ou subjectif impose une cascade de précocités : celle du diagnostic, celle de son annonce et celle d’une action immédiate.

Bien plus qu’un réflexe historique, la précocité est devenue un dogme. Les médecins se déchargent de leur anxiété sur leurs patients, et ces derniers ont l’intime conviction qu’un mal pris à temps sera nécessairement circonscrit. Véritable dissonance cognitive.

Pour savoir s’il est urgent ou non de diagnostiquer un cancer, une hypertension, une schizophrénie, une maladie auto-immune, une maladie d’Alzheimer, voire une allergie alimentaire, une paralysie ou la fièvre d’un nourrisson, il faut une expertise clinique émanant d’une intelligence non artificielle.

Hélas, l’expertise clinique n’excite plus ni les universités ni les étudiants.

C’est pour cela que l’on voit désormais des gyrophares tourner pour des malaises vagaux, des patients en fin de vie, des vomissements migraineux ou des attaques de panique.  Et autant de sirènes qui convergent vers des urgentistes débordés au point d’en perdre la raison clinique.

C’est aussi pour cela que l’on recommence à voir des patients mourir d’hémorragie interne ou d’occlusion intestinale, comme à l’époque où la médecine ne savait pas encore les soigner. La justice est alors obligée d’intervenir, aggravant la désertion clinique.

L’urgence a profondément changé de nature depuis que la précocité est un dogme et qu’avec la spécialisation urgentiste les autres cliniciens se sont arrogé le droit de débrancher leur téléphone.

Références

Dépression : un traitement n’est pas un diagnostic

vendredi 16 mars 2018

Une étude vient de conclure à l’efficacité des antidépresseurs dans la dépression. Il s’agit d’une méta-analyse dont le principe consiste à relire les résultats des essais cliniques les plus sérieux pour en globaliser les résultats en éliminant tous les biais possibles d’analyse et d’interprétation. C’est actuellement le plus haut niveau de preuve existant. Chaque médecin doit donc en tenir compte dans sa pratique.

Certains pourraient s’étonner que l’on cherche encore à prouver l’efficacité des antidépresseurs, plus de cinquante ans après leur découverte. Il faut au contraire se féliciter de ce dynamisme de la pharmacologie clinique. D’autres pourraient s’étonner de découvrir de précédentes méta-analyses arrivant à des conclusions inverses. Mais, comme toute science, les méta-analyses sont toujours perfectibles. La critique la plus acceptable est celle d’une médiatisation toujours supérieure des études positives, mais ce classique et incorrigible défaut ne change rien à la réalité clinique, même s’il modifie la perception des médecins et des patients.

Mais dans le sujet très sensible de la dépression, c’est ailleurs qu’il faut développer notre esprit critique.

Les deux grands domaines de la médecine sont le diagnostic et le soin. Le premier étant l’exclusivité des médecins, le second étant partagé avec les pharmacologues, les thérapeutes officiels et officieux et tous les proches. Dans le paradigme actuel de la « médecine basée sur les preuves », la preuve doit concerner les deux domaines : diagnostic et soin. En effet, un résultat clinique ne pourra jamais constituer une preuve si le diagnostic initial est erroné.

Les patients sélectionnés par cette analyse étaient atteints de dépression unipolaire sévère, autrefois appelée mélancolie. Cette grave maladie est heureusement assez rare. L’étude confirme avec raison que la plupart des antidépresseurs s’y révèlent plus efficaces que les placebos.

Le reproche que l’on peut faire, non pas à l’étude, mais à son excessive médiatisation, est que le terme de « dépression » a des significations très différentes pour les spécialistes, les pharmacologues, les praticiens et le public. De nombreux diagnostics de dépression sont erronés. Les antidépresseurs sont inefficaces et addictogènes dans les dépressions bénignes, et ils sont dangereux dans les dépressions de la maladie bipolaire.

Voilà donc une étude qu’il eut mieux valu ne pas mettre entre toutes les mains. Car les différentes et multiples dépressions sont encore très loin d’avoir atteint une stabilité diagnostique dans le monde médical. Certains patients pourraient être déviés vers des traitements efficaces au prétexte qu’ils existent, bien que leur dépression soit hors-sujet.

C’est un peu comme si l’on vantait la qualité de l’oxygène dans un service de réanimation dépourvu d’assistance respiratoire.

Références

Inaptitude chronique au diagnostic

samedi 24 février 2018

Lorsque, dans un grand média, un article fait le point sur une maladie, il commence immanquablement par dire que cette maladie est sous-diagnostiquée. Elle serait en réalité bien plus fréquente qu’on ne le croit, et les coupables tout désignés de ce sous-diagnostic sont les généralistes puisqu’ils sont en première ligne.

Les omnipraticiens ont donc une incapacité chronique à porter des diagnostics. Et cela est fort dommageable, car une fois qu’ils ont porté un diagnostic, ils peuvent faire entrer le patient dans un système de soins où il sera alors correctement pris en charge. Et si cette prise en charge du patient par divers spécialistes s’avère peu efficace, il faudra en conclure que c’est à cause du retard diagnostique. On peut toujours affirmer qu’un diagnostic plus précoce aurait permis la guérison, car cela est conforme à l’intuition. En toute logique, si tous les diagnostics possibles avaient été posés assez tôt, la vie serait éternelle…

Pauvres généralistes, après notre incapacité à diagnostiquer le diabète, l’impuissance, la dépression, le syndrome des jambes sans repos, la migraine, les névralgies, ils deviennent inaptes à diagnostiquer la fibromyalgie, les insomnies, les cancers, la DMLA, la surdité et la maladie d’Alzheimer. Toutes ces pathologies anciennes ou modernes ont chacune à leur tour, la particularité de faire l’objet d’un relookage, d’un changement de dénomination ou d’un nouvel intérêt médiatique au moment ou un laboratoire est dans la phase pré-marketing d’un médicament ou d’un test dont l’indication est précisément l’une d’entre elles.

La grossièreté de ces manœuvres arrive rarement à la conscience claire du grand public. Il est grand temps que les acteurs de la santé et les médias s’interrogent sur la productivité sanitaire de ce genre de dénigrement systématique du généraliste.

Dans mon schéma de pensée traditionnel (peut-être désuet), le rôle des médecins est de définir les pathologies et de porter les diagnostics, quant au rôle de l’industrie, il est de fournir les médicaments que les praticiens sollicitent et espèrent. Il est surprenant qu’un laboratoire fasse une étude sur les conditions de diagnostic d’une maladie et qu’il détermine lui-même les bonnes ou mauvaises façons de porter ce diagnostic. Comment l’Université peut-elle rester aussi inerte devant cette inversion des rôles de chacun ? Peut-être que l’université, elle non plus, n’arrive pas à faire les diagnostics assez tôt !

Par ailleurs, toutes les autorités s’alarment du manque d’omnipraticiens et de la désertification médicale. Mon expertise de clinicien m’incite à faire un lien entre l’augmentation du dénigrement de la médecine générale et la diminution de ses gérants…

Référence

Enseigner le flair médical.

vendredi 24 novembre 2017

Dans les facultés de médecine, comme dans toutes les autres, on ne peut enseigner aux étudiants que ce qui est mesurable, paramétrable et confirmé par l’expérimentation. Pour les maladies où l’expérimentation est difficile, voire impossible, on peut enseigner des bases théoriques solides. Par exemple, bien qu’il soit impossible de connaître l’évolution naturelle de la tuberculose, du cancer de la prostate ou de l’angor chez un individu donné, on peut cependant enseigner une physiopathologie modèle, tout en sachant que cette base théorique ne peut pas s’appliquer à tous les individus. C’est toute la difficulté de la médecine clinique, et c’est ce qui l’empêche de sortir du dilemme classique entre art et science.

Enseigner l’expertise accumulée par le clinicien au cours de ses observations et conclusions subjectives est-il pour autant impossible ? Ne peut-on pas essayer de formaliser le fameux sentiment viscéral qui permet au praticien de mesurer l’intensité d’une douleur ou de juger la gravité ou la bénignité d’un cas avec plus de précision que toutes les machines d’imagerie et de biologie. Les chirurgiens qui opèrent en urgence se trompent moins souvent que les protocoles préétablis, mais ces protocoles sont les seuls qui peuvent être enseignés, car la pédagogie du « flair » médical parait difficile.

Il n’est pourtant pas si difficile de paramétrer l’inquiétude réelle d’une mère. Les infections sévères de l’enfant sont mieux évaluées par la lecture des comportements parentaux que par les batteries d’examens complémentaires. On peut aussi paramétrer l’intensité d’une douleur par la forme et la rémanence des grimaces du visage, ou par le  degré de sudation ou de pression des mains. On peut même utiliser ces paramètres pour évaluer la douleur, une fois qu’elle est passée, car un patient ne raconte pas une douleur violente avec un visage serein.

Certains proposent de noter le degré de son propre comportement d’empathie devant la douleur d’autrui afin de mieux savoir si elle est volontairement déniée ou volontairement théâtralisée. Le résultat est surprenant de justesse.

L’idée de cette formalisation n’est pas nouvelle, Darwin l’avait déjà tentée dans son ouvrage  « l’expression de l’émotion chez l’homme et chez les animaux ». Il avait méticuleusement noté les corrélations entre les humeurs et les expressions du corps et du visage. Il avait noté cette ride particulière semblable à la lettre grecque omega (Ω), située entre les deux sourcils au-dessus du nez chez les personnes mélancoliques. Les psychiatres la nommeront plus tard « oméga mélancolique ».

Si nous ne parvenons pas à formaliser l’enseignement de l’art clinique, alors il faut accepter la suprématie des robots médicaux.

Pour ne pas disparaître, les universités doivent avoir l’audace d’un enseignement novateur et les cliniciens doivent assumer leurs compétences sans timidité devant elles.

Références

La machine est un homme comme les autres

jeudi 5 octobre 2017

Depuis longtemps, les diagnostics ne sont plus cliniques, c’est-à-dire résultant directement de l’observation du patient, mais ils sont paracliniques, c’est-à-dire basés sur des examens complémentaires : radiologie, microscopie, biologie, etc.

Les patients sont désormais convaincus que les médecins ne peuvent plus faire un diagnostic sans l’aide d’une quelconque machine et les médecins, eux-mêmes, n’ont plus l’impudeur de proposer un diagnostic entièrement « dénudé ». Il faut un scanner pour une migraine évidente et un microscope pour une banale verrue. On ne cesse de chercher des marqueurs de confirmation pour les derniers diagnostics exclusivement cliniques tels que dépression ou tendinite. Car la radiologie, l’anatomo-pathologie ou la génétique sont considérées comme des gages et des labels.

C’est oublier que le résultat proposé par une machine est interprété par un homme, et qu’a priori, cet homme n’est pas différent des autres. Il peut être plus pessimiste ou mal réveillé que vous, de plus mauvaise humeur que votre voisin ou plus fatigué que votre médecin.  La variabilité des humeurs, qui fait la richesse de la vie, se traduit par une variabilité des choix et des interprétations. Le téméraire qui voit une tâche rouge se précipite pour manger ce qu’il croit être une cerise, le prudent pense qu’il s’agit d’une braise. De nombreuses études confirment que le diagnostic de cancer au microscope ou sur une radio varie selon l’humeur de l’interprète et ses relations avec le clinicien.

Et si l’on pardonne à un clinicien d’avoir « raté » un diagnostic à l’examen clinique, on ne pardonne pas à un anatomo-pathologiste de l’avoir raté au microscope. Ce dernier sera d’autant plus prudent qu’il est en relation avec des cliniciens peu téméraires, l’alarmisme desquels pouvant être cumulé avec celui de leurs patients. Les verdicts diffèrent selon qu’ils sont posés le matin ou le soir, un jour de liesse ou de déprime, selon que le clinicien est un correspondant fidèle, un ami ou un novice. Derrière chaque machine, se cache un homme aussi influençable et faillible que les autres.

Après toutes les escales techniques et subjectives des diagnostics, la précision optimale est celle qui résulte d’un accord parfait entre le sentiment viscéral du clinicien et la conviction intime de son patient. Hélas, la variabilité de cet accord est un multiple de la variabilité de chacun des acteurs. Votre bobo sera une verrue si vous, votre médecin et son anatomopathologiste êtes tous trois optimistes, ce sera un cancer si vous êtes tous trois pessimistes ou fatigués.

Références

Les huitres sont cuites

mercredi 27 septembre 2017

Pour les colons d’Afrique, leurs domestiques représentaient l’archétype de l’individu africain, car la subordination était le seul mode d’échange possible. L’ethnologie à la mode coloniale était une sociologie sommaire de la soumission. Dans l’Afrique postcoloniale, les domestiques restaient les sujets préférés de la gouaille des petits blancs. Une blague circulait : celle d’un domestique auquel on avait confié la préparation d’un plateau d’huîtres, et qui les avait fait bouillir et rapportées en disant : « patron, tes cailloux sont cuits ». Cette histoire n’a probablement eu lieu qu’une seule fois, mais elle a fait des millions de fois le tour des tables des blancs. Rumeur de caste, moquerie nonchalante, d’autant moins fondée que rien n’est plus culturel que les rites culinaires. Pourquoi vouloir changer le cours du racisme conventionnel ?

Dans le monde de la médecine, les rumeurs et les conventions sont parfois plus tenaces, car nul ne souhaite changer l’image de sa philanthropie conventionnelle. La saignée a tué des milliers de patients qui auraient guéri sans soins. On a longtemps langé les nourrissons avant de s’apercevoir que cela leur luxait les hanches, on les a longtemps couchés sur le ventre avant de dénombrer les morts dus à cette position. Les médecins ont extrait des millions d’amygdales, de végétations, de verrues, d’appendices, de thyroïdes, d’utérus et d’ovaires sans aucune autre raison que la force de l’habitude. On continue à prescrire des antibiotiques dans les angines banales parce que la croyance en des complications rhumatismales révolues persiste envers et contre tout. On continue à prescrire du fer aux femmes enceintes, car on est toujours convaincu qu’elles en ont besoin. On continue à se persuader que la pilule n’est pas un perturbateur endocrinien. On refuse le stérilet aux  nullipares, car l’anecdote du risque infectieux fait le tour des tables de médecins. Les médicaments dont les risques sont supérieurs aux bénéfices continuent à se vendre par tonnes. On continue à penser que les déclenchements facilitent les accouchements sans voir qu’ils en sont l’une des sources de complications. Et tant d’autres exemples auxquels des médecins continueront longtemps à réagir, parfois violemment, car de tels propos bousculent les conventions.

Loin de dénigrer la médecine, je pense qu’elle mérite tous ses lauriers, mais il ne faut pas la laisser s’endormir dessus, tout particulièrement en notre époque où l’information n’a jamais été aussi puissamment biaisée. Il serait dommageable de la laisser insinuer l’infaillibilité au seul prétexte qu’elle ne veut que notre bien. Soyons encore et toujours plus vigilants et sachons dépister les rumeurs de caste avant que les carottes et les huîtres ne soient trop cuites.

Références

Gabegie circulaire du diagnostic

samedi 4 juin 2016

Le diagnostic de tendinite fait partie des diagnostics les plus faciles, même pour un clinicien peu expérimenté. Les tendinites ne nécessitent pas d’intervention chirurgicale, sauf, parfois, en cas de rupture du tendon, rupture dont le diagnostic est également très facile. Les tendinites n’ont pas de traitement spécifique en dehors de la mise au repos du tendon jusqu’à guérison.

Pourtant aujourd’hui, aucun médecin ne peut porter ce diagnostic sans faire pratiquer une IRM et aucun patient ne comprendrait que son médecin ne lui prescrive pas cet examen.

Les examens complémentaires, nommés aussi examens paracliniques, sont les diverses analyses, tests, radios et images que nous offre aujourd’hui l’ingénierie biomédicale. Ces examens ont permis de soulager les médecins en cas de difficulté diagnostique. Mais leur rôle essentiel est d’aider à une décision thérapeutique (médicale, chirurgicale ou obstétricale) dans les cas complexes.

Dans le cas des tendinites, l’IRM n’a aucune utilité puisqu’elle ne change rien ni au diagnostic ni au traitement. Nous pourrions dire la même chose de la maladie d’Alzheimer au risque de choquer les spécialistes qui ont pris l’habitude de confondre rigueur diagnostique et utilité pratique. « Le but du diagnostic n’est pas d’arriver nécessairement à la caractérisation biomédicale la plus parfaite, mais de parvenir au degré de précision réellement utile pour le bien du soigné » comme le précisait Alain Froment.

Il y a plusieurs causes à cette surenchère d’examens paracliniques inutiles qui risquent de faire exploser le budget de la santé :

– le remboursement de ces examens en fait oublier le prix,

– la précaution est un principe qui navigue désormais sans cap,

– l’hyper-technicité est un leurre dont le principal résultat est de s’auto-justifier,

– la judiciarisation de la société est un prétexte en filigrane.

Enfin, le profit et quelques autres facteurs plus triviaux participent à ce cercle auto-prescripteur dont chaque image ou analyse impose la suivante.

Gabegie circulaire que Rosenberg a bien résumée dans son ouvrage « La Tyrannie du diagnostic » : « Les impératifs d’ingéniosité technique et les revendications activistes font pratiquement écho aux attentes de la société envers la médecine ».

Le sommet de cette gabegie est l’incidentalome : image sans signification pathologique connue, mais considérée comme « anormale » qui provoque une « gerbe » d’examens parfois dangereux chez des patients/victimes que les anglophones ont surnommées « VOMIT » (victims of modern imaging technology). Explicite !

Bibliographie

Seuil du deuil

lundi 9 mai 2016

Pleurer la mort d’un proche est-il pathologique ?

Nul ne s’était jamais posé une aussi stupide question. Puis, lorsque la psychiatrie a fait son entrée à l’université, les médecins ont été incités à considérer qu’un deuil pouvait être un trouble dépressif s’il durait plus de deux ans.

La psychiatrie est une science clinique bien difficile à formaliser, les maladies sont presqu’aussi nombreuses que les individus et les multiples écoles ont eu des avis différents sur les noms à leur donner. Petit à petit, les marchands de psychotropes ont comblé ce vide en formatant des experts chargés de rédiger des manuels de psychiatrie plus consensuels et plus faciles à lire que les vieux charabias de la psychanalyse.

Même si le but véritable était de transformer la psychiatrie en une science pharmacologique, on ne peut pas reprocher à ces industriels d’avoir essayé de mettre de l’ordre là où les médecins et leurs universités avaient échoué à en mettre.

Les vieux routards de la psychiatrie ont d’abord violemment protesté contre la « chimiatrie » dominante, puis ils ont fini par admettre certains de ses succès.

L’histoire aurait pu se stabiliser dans un subtil équilibre entre les « anciens » et les « modernes », entre le tout analytique et le tout synaptique, entre le tout comportemental et le tout chimique. Mais le marché ne sait pas se fixer de limites, surtout dans le domaine de la santé, et tout particulièrement dans celui de la psychiatrie où il est devenu le principal organisateur du savoir.

L’acception du deuil en constitue la plus caricaturale démonstration. Dans la version III du manuel de référence en psychiatrie (DSM III), la durée au-delà de laquelle il fallait considérer le deuil comme un trouble dépressif avait été rabaissée à un an. Dans la version IV, cette durée était de deux mois. Et enfin dans la version V, il est écrit que le deuil est un trouble dépressif s’il dure plus de deux semaines.

La souffrance d’un deuil est parfois si intense que les proches, souvent dépourvus, conseillent d’aller consulter un médecin, surtout depuis l’intense promotion de l’action médicale dans la dépression.

Si ce médecin est assez réaliste et rebelle pour éviter la prescription d’un antidépresseur, sachant que ce médicament provoquera une dépendance souvent irréversible, il pourra simplement suggérer aux proches du défunt de pleurer le temps qu’il faudra. Et, s’il a quelque peu d’empathie, il pourra pleurer avec eux, comme le font les amis, puisque le médecin est désormais chargé de gérer l’ingérable.

Bibliographie

Déplacement du temps zéro

mardi 20 octobre 2015

« Okies » désignait péjorativement les ouvriers agricoles de l’Oklahoma qui ont dû migrer en Californie après la grande crise de 1929. Will Rogers a férocement résumé cette migration d’un million de personnes : « Lorsque les Okies ont quitté l’Oklahoma pour s’établir en Californie, ils ont haussé le niveau intellectuel des deux états ». Cet humoriste originaire d’Oklahoma signifiait ainsi que les plus stupides des habitants d’Oklahoma avaient tout de même un niveau supérieur à la moyenne des Californiens (qu’il ne devait pas beaucoup aimer) !

Cet apparent paradoxe, parfois nommé « phénomène de Will Rogers » s’exprime simplement en mathématique. En considérant l’ensemble [1,2,3] et l’ensemble [4,5,6,7], si l’on fait migrer le chiffre 4 vers le premier ensemble, les moyennes arithmétiques des deux ensembles augmentent.

L’équivalent médical est le « changement de stade » (stage migration)

En améliorant la détection d’un cancer ou en abaissant la norme de l’hypertension, on fait « migrer »  des personnes bien portantes, vers le groupe des personnes malades. La durée moyenne de vie du groupe bien portant est logiquement améliorée par le retrait de ces personnes « intermédiaires ». Mais ces mêmes personnes, dont on a changé le stade, viennent aussi améliorer le niveau de santé du groupe malade, car elles le sont moins qu’eux.

En cancérologie, ce phénomène est mieux connu sous le terme de « déplacement du temps zéro » (zero time shift).

Cette arithmétique des groupes ne donne cependant aucune indication sur l’éventuel changement de durée de vie de chaque individu. Une maladie détectée plus tôt augmente logiquement la durée de survie après le temps zéro (moment du diagnostic), sans forcément augmenter la durée globale de vie de l’individu dont on a changé le « stade ».

Ce phénomène était déjà bien identifié et décrit en 1985 dans un article du NEJM (voir biblio).Trente ans plus tard, avec les progrès de la détection précoce, il est surprenant qu’il reste aussi méconnu.

Le critère de « survie à cinq ans après diagnostic », n’a plus aucune valeur épidémiologique en cancérologie, pourtant il reste le seul utilisé, aussi bien au journal de 20h qu’au plus haut niveau universitaire.

Il est grand temps d’intégrer nos progrès technologiques à notre réflexion épidémiologique.

La seule mesure pertinente de nos progrès diagnostiques et thérapeutiques, pour un diagnostic donné, dans une population donnée, est l’âge moyen constaté à la mort due à la maladie correspondant à ce diagnostic. Pourquoi alors continue-t-on à utiliser des critères devenus inadéquats ?

En médecine, aucune technologie ne peut être considérée comme un véritable progrès sans le progrès conceptuel correspondant.

Références