Chaussures et psychotropes

C’est l’histoire des deux marchands de chaussures qui découvrent l’Afrique subsaharienne au XIX° siècle. L’un dit que la clientèle potentielle est gigantesque, car tout le monde marche pieds nus, l’autre lui répond que c’est précisément pour cela que ce marché est sans intérêt.

Les professionnels savent qu’il est préférable de suivre la logique du second marchand, car il est difficile de créer une clientèle ou un besoin, alors que développer la science du marketing sur un marché déjà ouvert est moins coûteux et toujours plus rentable.

Les chaussures entraînent une dépendance irréversible comme peuvent en témoigner tous ceux qui ont essayé de s’en passer à l’âge adulte, bien après que leurs parents eussent commis l’irréparable première prescription. Il en est de même pour les benzodiazépines (psychotropes tranquillisants). Je conseille donc aux marchands de benzodiazépines de choisir des pays où le marché est déjà bien ouvert, car l’addiction y est beaucoup plus forte.

Au-delà de cette dépendance, la grande famille des psychotropes (tranquillisants, antidépresseurs, neuroleptiques, thymorégulateurs et psychostimulants) présente l’avantage mercatique d’une promotion interne. Les antidépresseurs aggravent les troubles bipolaires, entraînant alors la prescription de neuroleptiques ou de thymorégulateurs. Les benzodiazépines et les neuroleptiques provoquent des troubles de la cognition et de la vigilance qui favorisent la prescription de divers psychostimulants. Aux Etats-Unis et en France, on constate une tendance croissante à l’association entre antidépresseurs et neuroleptiques.

Cette consommation de psychotropes est largement supérieure dans les pays à bonne couverture médicale et sociale et particulièrement dans les couches de population ayant souscrit à des mutuelles complémentaires. Cette clientèle est particulièrement attractive, car on y constate une augmentation continue de la consommation de psychotropes à tous les âges de la vie. Leur consommation pendant la grossesse pose parfois de réels problèmes de sevrage. Mais cet effet d’entraînement entre différentes générations, soit par addiction initiale, soit par un mimétisme plus tardif lors de l’adolescence, est un nouvel avantage mercatique pour les vendeurs de psychotropes.

Enfin et surtout, l’abondance de consommateurs de psychotropes est une source considérable de données statistiques suffisantes pour obtenir l’autorisation de nouveaux marchés. Ainsi les antidépresseurs sont utilisés dans le sevrage tabagique, les douleurs chroniques et de multiples pathologies réelles ou virtuelles où la clientèle, déjà captive, est très facile à re-capturer.

Bref, ce serait une grosse erreur stratégique de chercher à vendre des psychotropes en Somalie, en Papouasie ou au Burkina-Faso sous prétexte qu’il n’y en a pas encore.

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