Garder sa tête

Enfant, j’entendais les adultes parler de certains vieillards avec une admiration qui se résumait en une phrase : « il a gardé toute sa tête. » Ne pas avoir perdu une partie de sa tête devait être un exploit dont je mesurais mal l’importance.

Un peu plus tard, je compris la synonymie entre « tête » et « raison ». Une telle synonymie n’existait pas pour les jambes ou les yeux,  on disait rarement de ceux qui marchaient mal ou voyaient mal qu’ils avaient perdu leurs jambes ou leurs yeux.  La vacuité de la tête semblait plus dramatique que celle des jambes ou des yeux.

La suprématie de la raison chez l’homme m’apparut logiquement avec l’âge de raison. Cependant, je ne percevais pas encore les subtiles différences de sénilité. Pourquoi disait-on de ceux qui avaient « perdu leur tête » qu’ils étaient séniles ? Les autres ne devaient donc pas être de véritables vieux… L’adolescence me fit comprendre enfin qu’il fallait être un proche parent pour percevoir ces nuances de la sénilité.

Mes années d’études en médecine m’amenèrent à mieux réfléchir. Tous les organes vieillissent et s’usent irrémédiablement, le cerveau comme les cartilages, la peau ou les oreilles. Les causes sont multiples : insuffisance d’irrigation vasculaire, dégénérescence cellulaire, usure mécanique, etc.

On m’apprit à distinguer deux démences : la maladie d’Alzheimer et la démence vasculaire, l’une dégénérative et l’autre vasculaire. Lors de mon internat, il y avait beaucoup de démences vasculaires et très  peu d’Alzheimer. Aujourd’hui, le rapport des diagnostics s’est complètement inversé. S’agit-il d’une découverte médicale, d’une stratégie diagnostique ou d’un changement de façon de vieillir ? Je n’en sais rien.

Je viens d’apprendre récemment que les causes de la maladie d’Alzheimer sont multiples, mais que la cause vasculaire y est, en fin de compte, prépondérante.

Quel ébahissement de ma maturité que de constater que malgré la finesse des diagnostics étiologiques et malgré le désordre chronologique du vieillissement des organes, on finit toujours par vieillir par tous les bouts.

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