Archive pour le mot-clef ‘risque’

Du protège-lame au gilet jaune

jeudi 27 décembre 2018

De nombreux accidents domestiques et de travail ont jalonné l’ère industrielle. L’alcool en a été un facilitateur, mais aussi la candeur, car l’usage de l’électricité ne s’improvise pas et il faut du temps pour que les machines et les hommes s’apprivoisent mutuellement.

Chaque année, de nouvelles normes de sécurité sont imposées aux fabricants et aux installateurs. Ces normes, déduites des accidents passés, ont incontestablement diminué la morbidité et la mortalité imputables à la technologie.

Aujourd’hui, les normes s’accumulent et devancent parfois les accidents ; elles peuvent même, à leur tour, devenir une source d’accidents nouveaux et imprévisibles. Avec les disjoncteurs et interrupteurs différentiels, plus personne ne peut s’électrocuter par distraction, mais les prises femelles étanches ont un degré d’obturation si efficace que des blessures surviennent lors de l’introduction ou du retrait des prises mâles. Les fabricants sont dans l’obligation d’équiper leurs machines-outils de systèmes de protection de plus en plus nombreux qui augmentent le coût de production. Ces accessoires sont donc parfois de piètre qualité et gênent le fonctionnement normal des machines. Ainsi, des accidents proviennent de manœuvres diverses pour décoincer un protège-lame ou contourner un garde-fou.

Dans les appartements et ateliers, les déclenchements intempestifs de sirènes d’effraction et de détecteurs de fumée finissent par estomper la vigilance de base.

Ces équipements superflus ou maximalistes sont certainement meilleurs pour le commerce que pour la santé publique Avant d’imposer de nouvelles normes, le législateur devrait en calculer le coût et en estimer le ratio bénéfices/risques, comme il devrait le faire pour chaque nouveau médicament.

Dans le domaine automobile, c’est plus souvent le détournement d’usage qui provoque les accidents, comme dans les exemples des feux de détresse et des gilets jaunes qui ont été imposés à tous les véhicules dans le but initial d’éviter certaines collisions. Les feux de détresse sont utilisés essentiellement par  des automobilistes goujats qui se garent en double file ou sur des pistes cyclables. Les cyclistes ainsi dévoyés sont alors renversés par d’autres véhicules. La palme revient sans doute aux gilets jaunes qui n’ont probablement jamais sauvé une vie, mais qui, récemment détournés de leur usage pour aller manifester sur les routes, ont déjà provoqué la mort de dix personnes et occasionné de nombreuses blessures en quelques semaines. Un ratio bénéfices/risques qui n’est pas encore aussi négatif que celui du Médiator®, mais qui pourrait s’en approcher dangereusement…

La goujaterie a remplacé l’alcool, les réseaux sociaux ont remplacé la candeur, et le risque zéro semble désormais s’éloigner à chaque nouvelle création de norme.

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Absolu ou relatif : il faut choisir

vendredi 6 avril 2018

Imaginons un médicament qui procure des effets indésirables à 5% des personnes qui le prennent. Imaginons que ce médicament diminue de 20% le risque à venir d’une maladie qui atteint 5% des personnes de plus de 60 ans.

En matière de risque sanitaire, il y a toujours deux façons de présenter les faits : la façon absolue et la façon relative.

Pour un effet secondaire désagréable, on parle de façon absolue : ce médicament provoque des incidents chez cinq patients sur cent. Dans ce cas précis, il est impossible de parler de manière relative, car le risque relatif d’incident augmente de façon infinie en passant de 0% à 5%. (Si un incident quelconque passait de 1% à 5%, son risque augmenterait relativement de 400% !).

Inversement, pour les effets bénéfiques, on préfère la façon relative, on ne dit pas que la maladie concernera 4% des personnes au lieu de 5%, on préfère dire que le risque de maladie diminue de 20%, ce qui est tout aussi vrai et beaucoup plus sympathique.

Continuons le raisonnement en prenant un échantillon de 1000 personnes saines auxquelles on donne ce médicament préventif d’une maladie potentielle. Il y en aura ainsi 40 qui feront la maladie au lieu de 50. Il faut donc traiter 100 personnes pour aider un patient.

Sur les milles personnes traitées, 50 auront des effets indésirables.

Il est tout de même beaucoup plus séduisant de dire que ce médicament diminue de 20% le risque d’une maladie et ne provoque que 5% d’effets indésirables que de dire qu’il faut nuire à 50 personnes pour en aider 10.

Imaginez enfin que l’effet indésirable soit grave et que la maladie soit simplement différée de quelques années, et non pas éliminée – ce qui après 60 ans est plutôt la règle – ; on aurait alors presque tous les ingrédients d’un scandale sanitaire, bien que l’on ait fourni que des chiffres exacts.

Avec les pourcentages, exact n’est pas synonyme d’honnête ; surtout lorsque l’on s’adresse au grand public avec des thèmes où l’émotion et l’affect perturbent la lucidité mathématique. Absolu ou relatif, il faut choisir. Mélanger les deux est une duperie.

Si l’effet indésirable n’était qu’une petite tache sur le bout d’un orteil et que la maladie concernée soit une mort subite, la confusion entre absolu et relatif serait moins grave, mais ce serait tout de même une tricherie.

Ah, les chiffres !

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Des dépistages inutiles aux dépistages dangereux

mardi 9 janvier 2018

La controverse sur les dépistages organisés des cancers ne cesse d’enfler. Après la prostate, voici le sein dont le dépistage de masse vient d’être définitivement mis à mal. Les administrateurs eux-mêmes estiment que son dépistage organisé sera abandonné dans 10 ans : le temps qu’il faut au ministère pour préparer l’opinion sans être accusé d’abandonner les femmes. Tous les efforts se reportent actuellement sur le dépistage du cancer du côlon, riche de promesses, et encore trop récent pour être correctement évalué.

Ici, notre propos concerne le cancer du poumon, pour lequel d’aucuns évoquent parfois subrepticement l’éventualité d’un dépistage organisé. Anachronique ténacité, puisque pour ce cancer-là, nous avons déjà suffisamment de preuves pour affirmer que son dépistage serait non seulement inefficace, mais probablement dangereux.

Tout dépistage de cancer infraclinique perd de sa pertinence au fur et à mesure que le traitement du cancer clinique s’améliore. Dans le cas du poumon, les progrès thérapeutiques chirurgicaux et médicaux ont permis de faire passer la médiane de survie de 6 mois en 1976, à presque 3 ans aujourd’hui ; ce qui, en cancérologie, est un résultat extraordinaire.

Les scanners thoraciques, de plus en plus fréquents dans nos pays, découvrent des milliers de nodules pulmonaires dont la plupart sont des incidentalomes (incidentalomes  http://lucperino.com/132/incidentalomes.html), mais ces « riens » nécessitent trois ans de surveillance avant de pouvoir affirmer leur bénignité. De plus, les méthodes actuelles révèlent 15% à 35% de faux positifs et 25% de cancers à évolution nulle ou lente : soit 40 à 60% de diagnostics erronés ou inutiles !

La probabilité de découvrir un vrai cancer asymptomatique et évolutif (seul bénéfice théorique du dépistage) est de 6% après 80 ans, et seulement de 0,5% avant 60 ans ! En outre, plus le dépistage est fait chez une personne jeune, plus grande est la probabilité de mourir d’une autre cause : 37% des plus de 85 ans et 98% des moins de 60 ans ne mourront pas de leur cancer du poumon!

Ajoutons que les personnes ayant connaissance de leur cancer du poumon ont un taux de suicide cinq fois plus élevé, avec un pic juste après l’annonce du diagnostic (vrai ou faux). Encore plus surprenant, le stress de cette annonce multiplie par 12 le risque de mort cardio-vasculaire dans la semaine qui suit.

Mais le plus grand de tous les risques, difficile à évaluer, serait d’encourager tacitement au tabagisme (puisque la médecine veille). Ce serait alors le premier dépistage qui, en plus de provoquer une épidémie de diagnostics inutiles, provoquerait aussi une augmentation de fréquence de vrais cancers. Un tel dépistage pourrait paradoxalement profiter au lobby du tabac !

Espérons que la collusion des « fuites en avant » ne permette jamais d’atteindre un tel degré de médicalisation sociale…

Références

Agneaux de l’agnotologie

lundi 2 décembre 2013

Le danger des additifs au plomb dans l’essence a été découvert dans les années 1930 et l’essence au plomb a été définitivement interdite en 2000. Le rôle cancérogène de l’amiante a été démontré dans les années 1930 et il a fallu attendre les années 1990 pour que les premières lois d’interdiction entrent en vigueur. La responsabilité du tabac dans le cancer du poumon a été mise en évidence par l’étude de Doll et Hill et 1950 et les premières lois effectives contre le tabac sont apparues plus de trente ans plus tard. Les effets néfastes d’un excès de consommation de sucre étaient évidents au début du XX° siècle et les premières alarmes ont été déclenchées dans les années 1960.

Ces exemples, parmi les plus connus, font apparaître un délai incompressible de 30 à 60 ans entre la preuve d’une nocivité et les premières législations destinées à la réduire. La durée de ce délai est liée à la puissance des lobbies et à leur expertise en « agnotologie ». Ce néologisme de Proctor désigne la « science » consistant à produire du doute et de la méconnaissance, son principe simple repose sur une cascade d’amalgames : toute étude étant toujours critiquable, la critique devient équivalente à une absence de preuve, et l’absence de preuve est alors assimilée à une absence de nuisance. Les médias grand public en sont l’amplificateur naturel, puisque leur vitalité provient de la polémique et de la pluralité des  paroles.

En constatant la grande différence entre les deux premiers et les deux derniers exemples précédents, nous pouvons mieux comprendre pourquoi l’agnotologie fonctionne si bien. Le plomb et l’amiante ont disparu, alors que les consommations de tabac et de sucre ont régulièrement augmenté. Le citoyen serait-il plus perméable à l’agnotologie que le législateur ? Le législateur serait-il plus concerné par la santé publique que le citoyen ne l’est par sa santé individuelle ? Les deux sont possibles…

Mais l’essentiel de l’explication se trouve ailleurs : un danger est toujours évalué comme supérieur s’il provient d’autrui, alors que les nuisances paraissent moindres lorsqu’on pense les assumer soi-même. Chacun est optimiste sur sa capacité individuelle à échapper à un risque déterminé par le calcul statistique. La forte mortalité routière hante peu le conducteur lorsqu’il est à son volant. Le fumeur connaît les dangers de la cigarette, mais il est convaincu qu’il échappera à la statistique morbide du tabac.

Enfin, la relation à la statistique est inversée lorsqu’il s’agit d’un bénéfice possible, et non plus d’un risque. Même si des études confirment le peu d’intérêt d’un régime, d’un médicament, d’un dépistage ou de quelque action sanitaire, chacun pense être inclus dans le bon pourcentage, même si ce dernier est ridiculement faible.

Certains regretteront que cette réalité humaine permette des excès comme le marketing ignoble du tabac sur les adolescents ou certains lobbysmes maffieux, mais il faut aussi se réjouir de cet optimisme robuste, propre à notre espèce.